Sa toile était blanche avec en son centre une touche délicate de rouge.
Un blanc immaculé et le carmin déposé avec soin. Un équilibre fragile. Il lui avait fallu la nuit pour accoucher de ce tableau délicat.
C’était son chef d’oeuvre figé. Il avait passé des heures à le contempler avant de se résoudre à convier des spectateurs. Un frisson d’exaltation le parcouru. Il venait d’entendre leurs sirènes. Bientôt sa toile serait différente. « L’art c’est comme de la mécanique quantique » pensa-t-il. » Comme ces particules qui changent dès qu’on les observe. » Un mélange confus de tristesse et d’appréhension l’envahit.
Le temps d’un souffle, petit nuage dans l’air hivernal, il se ressaisit. Il brancha ses micros, soigneusement déposés à l’avance, et contempla la scène avec ses jumelles. Deux taches bleues avançaient vers le centre de son oeuvre, gâchant de leurs pas la pureté du tableau. Il entendit leurs premières critiques dans son casque :
– …à pierre fendre.
– Moins quinze ils ont annoncé. C’est bien tombé ce matin. Y a même pas une trace de pas.
Bien sur moins quinze. La température idéale pour que sa sculpture tienne jusqu’au lendemain. Les deux policiers se rapprochèrent timidement. C’était que, pour les faire venir il avait du faire dans le sensationnel. Évoquer des cris et des coups de feu. Ça manquait de panache mais il avait fallu être convaincant. Maintenant qu’ils avaient vu la toile dans son ensemble il fallait qu’ils approchent pour ne rater aucun détail.
– On y va. Fais gaffe au verglas Gus.
L’homme et la femme en uniformes, gênés dans leur progression par la neige, finirent par arriver au pieds de la sculpture.
– Tu vois je t’avais dis qu’il y aurait pas de mort.
– T’as dis pas de corps.
– J’ai dis pas de corps mais y a pas de mort non plus.
– C’est quoi ce merdier ?
Le rejet. Un sentiment classique face à l’art novateur. La compréhension viendrait plus tard.
-C’est une sculpture ?
– Ça y ressemble. On dirait des femmes.
Pas n’importe lesquels. Il avait pris le temps pour choisir ses muses. Encore plus pour créer ses moules à partir de leurs corps.
– Jamais vu un truc rouge comme ça. C’est immense.
– Ça me fait penser à de la gelée anglaise.
– C’est pas trop mal fait.
Ils commençaient à voir. Quatre mètres par deux. Tout de rouge carmin. Ses deux spectateurs firent le tour de son oeuvre. Soudain l’homme se figea. Dans le hoquet qu’il entendit, il sentit la délicieuse terreur qui avait envahit le policier. Enfin il comprenait. Il le vit indiquer à sa collègue d’un doigt tremblant la plaque explicative de l’oeuvre.
« Corps de femmes 1.
Sang humain et azote liquide
2020 »
Il n’avait pu s’empêcher de joindre quelques photos du processus de création. Désorganisés, les policiers coururent à leur voiture et finirent d’abîmer son travail sur le blanc de la neige. Sa toile était maintenant différente. Les radios crépitèrent . Très vite de nouveaux spectateurs viendraient admirer son chef d’oeuvre figé.
Nb : Écrit pour un appel à texte sur le thème « -15 degrés » en moins de 6000 signes mais pas envoyé faute de temps.
