Étiquette : Bordeaux

Chapitre 2

Après la partie avec le général j’avais rejoint la fête organisée pour « le mouvement ». J’avais gardais un moment le silence observant les festivités en repensant à Hockaleuk. C’était un procédé terrifiant. J’imaginais très bien comment voir, imaginer un homme vous couper les membres un à un pouvait vous rendre fou. Comment peut-on atteindre un tel niveau de folie et devenir chercheur en torture ? Comment peut-on vouer sa vie à la souffrance d’autrui ? 

Je frissonnais et me reconnectais au monde qui m’entourait. Dans la plus grande salle de notre bâtiment  «la salle des arts »  une centaine de personnes étaient rassemblées. Des fauteuils imposants  matérialisaient un triangle dans la pièce représentant les « trois ». Nous étions dirigés par trois « responsables » et tous les ans nous en changions.  Les responsables allaient diriger une autre de nos trois villes. Je vivais dans Bordeaux La vieille mais Lyon La haute et Marseille La fosse tenaient encore debout. Neuf responsables dirigeaient trois villes pendant trois ans.  Apparemment ceux qui avaient inventé le système avaient mis une option sur les multiples de trois.

Le mouvement, normalement prévu pour l’année suivante, avait été avancé. La guerre était aux portes de la ville. Bordeaux avait appelé à l’aide. Un mouvement anticipé avait été organisé pour décider d’une stratégie défensive commune.

Ce soir-là les fauteuils étaient vides, les trois meubles étaient symboliques et hébergeaient plus souvent des enfants en quête d’un lit de fortune que les postérieurs des responsables. Malgré les circonstances les habitants du Fort avait choisi de fêter le mouvement et avec lui l’arrivé de ceux qui les avaient suivis avec l’envie de changer de ville, de voir de nouveaux horizons pendant un an. Peu nombreux étaient ceux qui se risquaient à entreprendre ce voyage dangereux. Généralement seuls quelques jeunes audacieux se lançaient sur les routes avec les trois.  

Une voix connue me tira de mes pensées géopolitiques :

– Tu ne tiens pas assez droite, ton pied droit reste trop longtemps au sol quand tu avances et tes poignets sont rigides. Tu t’entraines beaucoup mais tu oublies de travailler ton changement de main et surtout tu négliges tes intestins. Et tu fumes toujours tes veilles cigarettes.

La chorégraphe. Elle me connaissait mieux que moi-même. Chaque grincement de mes articulations lui parlait, le moindre mouvement de mes orteils la renseignait sur le relâchement de mon entrainement. Un doigt de travers sur une fourchette lui racontait l’histoire de votre vie, vous portiez votre verre à vos lèvres du bras gauche en tournant le coude vers l’intérieur elle pouvait vous conter les dix derniers mois de votre vie.

– Mais tu es belle. Ton pantalon te va très bien, accordé à ton haut. Ce serait dommage qu’une lame déchire l’ensemble par manque d’entrainement.

Gertrude, au top de la mode même en temps de guerre.

– Mais j’aurais choisi un autre bijou pour les cheveux.

Merde, je le savais, j’aurais dû choisir la boucle en cuivre.  

Je dis « elle » pour la chorégraphe mais la grammaire ne pouvait décrire le genre de mon amie. Mon mentor évoluait sous la forme d‘une personne androgyne aux courbes ambigües. Dans mon esprit grammaticalement limité, je m’étais arbitrairement arrêté sur un pronom féminin pour la désigner. Ce soir-là, elle était vêtue d’une robe bleu nuit qui mettait en valeur ses yeux verts. Sa coiffure d’une complexité qui dépassait mes connaissances de simple mortelle, imbriquait bois clair et cheveux noirs. Un maquillage simple faisait ressortir la finesse de ses traits et les minuscules taches de rousseurs qui constellaient son visage. Elle se déplaçait toujours avec une grâce et une élégance qui me dépassait.

– Je me suis laissé dire que le chapitre sur la furtivité en zone de combat mériterait d’être revu en profondeur. J’espère que tu gardes mes enseignements en mémoire.

Faire tomber une tour centenaire ne passe apparemment pas inaperçu à Fort du Croissant.  

– Dès que ma main se pose sur la garde de mon épée.

Elle ne répondit pas mais me regarda avec insistance dans l’attente de quelque chose

– …Et jusqu’à ce que l’acier rentre dans son fourreau. Complétais-je en souriant.

La chorégraphe prit ma main entre ses longs doigts fins. Je sentis le relief des fines cicatrices qui constellaient ses mains et l’ensemble de son corps.

– Que tes pas demeurent sur ma petite danseuse.

Ses mots me touchèrent plus que je ne voulus le laisser paraitre. La savoir en ces murs me rassurait plus que de raison. La ville ne tomberait pas, Camille Vespini  serait là.

– C’est bon de vous revoir Camille.

Nous nous dirigeâmes vers le buffet. L’intendance du Fort avait encore fait des merveilles avec moins que rien. Des planches de bois brutes posaient sur des briques peintes avec application servaient de tables. Des pains fourrés côtoyaient des légumes découpés avec finesses et pour mon plus grand bonheur je découvris même du fromage. Je me promis de ne pas repartir de cette salle sans avoir sérieusement entamé ce met délicat. Les plats étaient disposés par groupe de trois comme le voulait la tradition. Des fleurs sauvages dénichées on ne sait où habillaient le tout.  Le Fort était en fête. Chaque résident mettrait ce soir un point d’honneur à oublier l’extérieur de nos murs et à profiter de la soirée.

A mon grand étonnement Camille nous servit à chacune un verre de bière. Que mon mentor surgisse de nulle part passe encore, c’était dans ses habitudes, mais qu’elle me propose de l’alcool me sciait littéralement.  Les choses allaient mal.

– C’est si grave que ça ?

Nous nous assîmes sur des poufs usés dans un coin de la salle. Elle s’assit en tailleur, je m’affalais avec toute la grâce qui me caractérisait. Les sièges des trois étaient toujours vides au centre de la salle. Je n’avais pas encore aperçu  les trois nouveaux surement en train de délibérer quelque part sur de sombres sujets qui me dépassaient. Leurs prédécesseurs, appelés maintenant les troisièmes,  était déjà parti pour la Fosse il y a un mois. La chorégraphe garda le silence quelques minutes, semblant choisir ses mots, ses yeux dérivant sur les corps en mouvement de la fête.

– Que sais-tu de la FMC Roude ?

– Qu’ils aiment les acronymes ?

– Merci pour ton analyse géopolitique de haut vol.

– De rien, j’ai bien bossé mon histoire.

Je gagnais du temps, ça puait les mauvaises nouvelles à plein nez. Je réfléchissais quelques secondes et récitait ce que je savais :

– La force de maintien du chaos, FMC. Ce sont les descendants des déserteurs des guerres blanches, des soldats venus de partout et nulle part, exposés à toutes les saloperies des guerres des hypothèses. Avant ils se faisaient appeler l’AIP, l’armée irrégulière de la poudre et cherchaient par tous les moyens à fabriquer de nouvelles armes à feu. Ils voulaient réapprendre à faire ce que le Grand cessez le feu a interdit. Après avoir cherché des plans, des ingénieurs et des caches d’armes pendant des années ils se sont fait une raison et ont changé de nom. Nous les appelons souvent l’armée sans but. Leur sigle est un personnage noir à quatre bras en hommage à une déesse indienne. J’ai bon ?

– Apparemment tu écoutes plus Alceste que je ne le croyais. Et ces dernières années ?

– La FMC jusque-là n’œuvrait qu’à maintenir un état de guerre permanent. Ils vouent un culte au désordre, à la guerre et à une espèce de divinité guerrière. Ils attaquent ceux qui sont sur leur passage. Mais depuis un an la FMC attaque le Fort en continu. Ils ne sont menés par personne en particulier. Ils erraient depuis dix ans dans ce qui fut l’Espagne, la France et l’Italie avant de faire une fixation sur nous. Ils ont attaqué le Fort à plusieurs reprises sans réussir à franchir le pont des matières mais nos pertes ont été importantes. J’ai cru comprendre qu’ils ne s’intéressaient ni à Lyon ni à Marseille pour l’instant. Quelqu’un d’avisé m’a dit «  Quand ils retrouveront un but nous auront du souci à nous faire », il semble que ce soit le cas. 

– Le général est un homme avisé. Ces fanatiques ne prient pas un dieu mais six divinités de la guerre et du Chaos qu’ils appellent la Sive. Des dieux et déesses empruntés aux anciennes mythologies, de Kali la déesse indienne à Arès.

– Est-ce que vous pensez que l’on est capable de les repousser ?

– Il n’y a plus personne à repousser Roude, la force de maintien du chaos a disparu.

– Comment ça disparu ? Ils ont été vaincus ?

 – Non, ils se sont tout simplement évaporés, volatilisés.

J’étais tenté de me lancer dans un concours de synonyme, j’hésitais à balancer le mot « envolé » J’essayais surtout de devancer les conclusions de mon mentor.

– Alors nous avons un problème de moins sur les épaules. Sans la FMC il ne nous reste plus que les diamantaires et les Clubs à gérer.

– Une armée de plusieurs milliers d’épées ne disparait pas sans une bonne raison ma danseuse.  

– Vous pensez que la FMC a un rapport avec les Diamantaires ?

– J’ai plusieurs théories.

– Et laquelle vous inquiète le plus ?

– Donne-moi tes propres conclusions, puisque ton expertise en géopolitique n’est plus à prouver. 

– Ça m’apprendra à faire la maline.  Je réfléchissais quelques secondes le nez dans ma bière avant de répondre.

– La FMC n’a pas pu vraiment disparaître. Elle s’est peut être dissoute, répartie dans les différents clubs. Si c’est le cas c’est plutôt bien pour nous, nous n’avons plus à craindre une armée entière mais plusieurs petits groupes. Je ne pense pas que les diamantaires soit des membres de la FMC. Je dirais que le plus probable est que la FMC ait rencontré les diamantaires et qu’elle n’y ait pas survécu. Ce qui inclurait quand même une armée de diamantaires ce qui serait très mauvais pour nous. Ou les diamantaires et la force de maintien du chaos sont des problèmes distincts, ce qui voudrait dire que la FMC a trouvé un but et se prépare quelque part à quelque chose. Le pire serait que les Diamantaires et la FMC soient coordonnés. Si nous devons faire face aux deux en même temps, nous sommes perdus.

– Continue.

– Et si vous êtes là c’est que vous pensez que les réponses sont ici avec les Diamantaires. Et vous voulez former un super duo d’enquêteur avec moi, genre mentor et son élève résolvant les mystères de Bordeaux. Je pourrais avoir une loupe ? Le club des deux ça vous va comme nom ?

– J’aimerais bien Roude. Notre enquête va devoir attendre, officiellement je suis en ces murs parce que j’ai été convoqué par les trois en tant qu’ « experte ».

Comment arrives-ton à mettre des guillemets dans une conversation sans lever les doigts et sans changer de ton. Je n’étais qu’un puit honteux d’ignorance sans fond face à mon mentor.

– Votre expertise dans les arts guerriers n’est plus à prouver.

– On me demande mon avis sur autre chose.

Le regard de la chorégraphe se reposa sur les danseurs dans la salle. Elle frottait les deux anneaux de métal noirs qui entouraient ses index. Je ne l’avais plus vu faire ce geste nerveux depuis très longtemps, lors d’heures sombres que j’aurais préféré oublier. Je remarquais malgré moi que des petites rides étaient apparues sur les traits fins de son visage et que des cernes se dessinaient sous son maquillage.

Je ne pipais mot pendant quelques minutes. Le deuxième domaine d’expertise de Camille Vespini était à n’en pas douter l’arme qu’elle avait passé plusieurs années à forger.

– Ils vous ont demandé votre avis sur moi. Déclarais-je avec une pointe de colère dans la voix. Je commençais à avoir la désagréable sensation d’être un objet dont on a demandé les qualités et les défauts à son fabricant.

 – Ils me l’ont demandé et je vais leur donner. Je ne suis pas sûr qu’ils apprécient « mon point de vue » Roude.

Art des guillemets, je te maitriserai un jour.

– A quoi dois-je m’attendre ?

– La situation est complexe.

– Comme toujours.

– Encore plus que d’habitude ma danseuse.

– Et vous ne me direz rien plus bien sur.

J’essayais de ne pas laisser transparaitre mon irritation. Camille avait la désagréable habitude de me protéger sans m’en informer ou en ne m’en disant le moins possible. Plus le temps passait plus cette manière de faire m’exaspérait. Encore une fois elle ne m’avait rien dit, elle s’était contentée de me faire réfléchir sans me donner ses propres conclusions.  Elle sembla hésiter avant de répondre, une voile de tristesse voila ses yeux verts.

– Je te le dirais quand tu auras besoin de savoir.

Une autre de ses phrases fétiches. Le ton de sa voix était doux mais son regard fuyant. Le tintement des anneaux sombres avait ponctué chacun de ses mots.  C’était comme voir un adulte pleurer pour la première fois, ou s’apercevoir que ses parents ne sont pas invincibles. La chorégraphe avait peur.

***

J’avais déambulé mollement entre les différentes conversations de la soirée en ruminant les insinuations de mon mentor. L’art de la mise en garde voilée et de la rétention d’informations.  Je buvais maintenant mon verre assise sur un tabouret à l’écart de l’agitation.

J’aimais pourtant ces fêtes rares en cette époque trouble mais la fatigue et l’alcool avait eu raison de ma sociabilité. Mon regard errait dans la salle.

Les moulures de la salle des arts avaient pris un coup de vieux, les murs avaient perdu leur blanc éclatant depuis longtemps mais les lampes solaires données  à l’ensemble une lueur rassurante. Des nuances orangées et ocres éclairaient les corps en mouvement. Sur la piste, on se trémoussait au son de la musique. Les pieds des danseurs glissaient sur le parquet, les sourires sautaient d’un visage à l’autre, les rire batifolaient dans l’air à la recherche d’oreilles à remplir.  Ils dansaient pour le plaisir, l’air de rien, comme ça. Et que je me dandine pour rigoler et que je virevolte sans épée dans les mains et que je ne pense pas aux monstres en embuscade dehors. La beauté du moment me frustrait. J’avais utilisé la danse trop récemment pour bouger mes fesses sans penser à des yeux colorés, exorbités.

– Il a encore fait du dégobi Léonard ?

Une minuscule main me tirait le pantalon. Cette main ridicule appartenait à un petit être portant des lunettes démesurées. Accompagnée de sa mère, Philipe, l’un des marmots était venu me tirer de mes pensées.

– Non il va mieux, pas de dégobi mais quelques crottes dans ma chambre, tu pourras le voir demain si tu veux Phil

– Il  a volé Léonard ?

Philipe était un des plus grands fans de Léonard le Dodo. Son obsession pour les exploits aériens de l’animal n’avait d’égal que son amour pour la grosse poule noire.

– Tu avais quelque chose à lui donner Philipe.

Sa mère s’était avancée et avait tendu à son fils une feuille pliée. Sa mère, Attaya N’Tsour, la faiseuse de choses. Attaya N’Tsour, que j’avais appelé « ma presque maman » dès mes six ans et qui du haut de ses dix-neuf ans avait agi en tant que tel. Je me levais et la prenais dans mes bras, son odeur sucrée rassurante emplie mes narines. Ses longs cheveux bruns et bouclés me chatouillèrent le bout du nez. Atta avait un beau  visage tout en rondeur et la peau couleur caramel. Ses yeux gris se posaient toujours sur le monde avec bienveillance et humour. Elle portait ce soir-là une jolie robe longue noire et blanche.  Elle me rendit mon étreinte et posa un baiser bruyant sur ma joue.

– Je t’ai fait un grabouillage, dit Philipe.

Je m’extasiais devant l’œuvre mais ne distinguait que des traits chaotiques.

– Et bé en fait, c’est Léonard qui t’aide à tuer des gros moches et il vole très haut et en fait il fait tomber des épées sur eux.

Le grabouillage ou l’art de raconter de véritables sagas avec de simples traits. L’abstrait dans sa forme la plus pure. Jackson Pollock n’a rien inventé, ce gros copieur, c’était  un simple grabouilleur passionné qui a réussi à  faire croire l’inverse aux adultes.  

– C’est magnifique Phil.

– Ouais je sais. Tu le mettras dans ta chambre comme ça Léonard le verra.

– Promis crapule !

– Je suis pas une crapule, Je suis Zun Nareutisteeu même.

 Attaya avait réquisitionné un tabouret et s’était assise à mes côtés.

– Tu ne vas pas bien ma fille. C’est d’avoir détruit la moitié de la ville qui te déprime ?

– Elle casse tout Roude. Renchérit Philipe avec un petit rire espiègle.

– Il va falloir me lâcher la grappe avec ces vieilles pierres hein ! J’essaie de sauver vos fesses pas de préserver le patrimoine mondial.

– Et puis elle fait du boudin. Continua le marmot.

– Oui elle fait du boudin ta frangine mon cœur. Tu vas lui faire un calin, elle va péter un coup et nous dire ce qui la turlupine.

Je ne suivis pas les conseils sur la flatulence mais le câlin fut fait. Je ne pouvais décemment pas m’énerver contre ces deux-là, ils étaient trop fort pour ça.

– Pardon Atta, la journée a été longue.

Je lui racontais en détails les événements des heures passées. Je ne cachais jamais rien à Atta, elle comprenait tout et si j’en oubliais, elle devinait. Elle m’avait élevé, en prenant bien soin de respecter chacun des sens du mot. Elle m’avait vu grandir et me portais vers le haut. Je la soupçonnais fortement d’être une espèce de divinité,  pure, douce, échouait sur Terre par hasard.  

– Comment as-tu trouvée ta nouvelle armure ? demanda-t-elle après avoir écouté avec attention.

– Presque parfaite, il faudrait juste desserrer les plaques des coudes, ça grince un peu sur les enchainements intérieurs.

– Je m’en doutais, je m’occuperais de ça.

– Et si tu pouvais réfléchir à des lunettes, les éclats de pierre sont passés un peu prêt de mes yeux.  

– Je vais voir ce que je peux faire. Pas de casse sinon ?

– Non, le kevlar renforcé restera une de tes plus grandes idées.

– Qui ne te protège que du tranchant des lames et pas des impacts je te rappelle.

– Ce serait moins rigolo si je ne risquais rien !

Attaya fit la grimace. Elle militait quotidiennement pour que je reste bien au chaud dans mon lit et que je laisse les batailles aux grandes personnes.  Mes vingt-quatre années n’étaient pas un argument pour Atta qui me voyait souvent comme une gamine brandissant un bâton tordu. Elle désapprouvait mais préférait m’envoyer au front avec l’équipement adéquat fabriqué par ses soins que laisser sa Gertrude partir en guerre en salopette. 

– C’est confirmée Roude, elle est là, c’est une des Trois . Les yeux d’Attaya pétillaient d’excitation. Elle avait attendu le mouvement des trois avec encore plus d’impatience que moi.  L’une des Trois avait des talents qui intéressaient particulièrement Atta.

– Je sais Atta, c’était prévu.

– Tu vas devoir la jouer fine Roude.

– Il va falloir m’apprendre.

– Je ne suis pas sur que tu apprendras un jour ma grande mais dans ma grande bonté je serai ton guide sur le chemin de la finesse et de la stratégie.

– Tu es bien miséricordieuse. Que les dieux de la manipulation nous guident.

– Que le grand cric te croc, déclara Phil. Son Amen à lui.

Après m’avoir embrassé bruyamment, Atta était parti coucher Phil. Ils s’étaient éclipsés avec des airs de conspirateur du dimanche. Je me dirigeais vers le buffet pour casser la croute, bien décidé à honorer ma promesse faite au fromage. J’étais en train de me servir quand une inconnue passablement éméchée se dirigea vers moi. Je ne l’avais jamais vu, elle devait donc venir de la haute. Ses cheveux était encore pris dans l’élan de la piste de danse et ses chaussures avait été voir ailleurs si elle  y était.

– Tu ne danses pas  grande guerrière ?  m’interrogea la jeune femme.

– J’ai peur de perdre mes chaussures et ma dignité capillaire

Elle me sourit et fit un pas vers moi. Elle sentait l’alcool et sa robe noire avait connu des jours meilleurs. Je n’étais pas trop d’humeur à parler surtout avec des inconnues ivres et mal fagotées. Qu’on me laisse marmonner ma rage dans mon coin, mon désespoir quelque part et ma vieillesse ennemie où j’en ai envie. 

– Ton humour est déjà allé se coucher apparemment. C’est dommage que tu sois toute fâchée. Je t’aurais bien invitée à danser. Me fit-elle remarquer en piochant dans le buffet.

Je ne la trouvais pas trop mal, un teint bronzé, un nez en trompette, de longs cheveux bruns dans lesquels quelques tresses tenaient encore courageusement.  Elle faisait quelques centimètres de plus que moi. Ses traits secs lui donnaient un air sévère mais deux fossettes entouraient ses mots de jolies parenthèses.  

  – Je suis un peu fatigué pour danser.

–  Rapport au fait que tu danses une épée entre les mains ?

–  Quelque chose dans ce gout-là. Peut-être que tu peux m’offrir un verre?  

–  Si ça peut te faire sourire, allons-y pour une bière.

Elle me remplit mon gobelet en bois avec de la bière artisanale et me le tendit avec une petite courbette. 

– Voilà votre verre Madame.

– J’ai l’air si vieille que ça ! Je préfère Roude. Lui répondis-je en acceptant le verre avec un sourire. Je tendais ma main vers elle. 

– June.

Elle me rendit ma poignée de main. Sa peau était rugueuse, sa paume pleine d’ampoule. Surement une guerrière ayant escorté les trois jusqu’à Bordeaux.

– Que viens-tu faire par ici June ?

– Je m’ennuyais dans la Haute. Les armées sans but ne venaient pas nous embêter et je n’avais plus rien à lire.

– Et tu lisais quoi d’intéressant dans les hauteurs de l’Est ? Je pensais à notre propre bibliothèque, et commençais à me dire que parler, surtout de littérature, pourrait me détendre. Mon interlocutrice s’était appuyé contre les tables du buffet.

– Des guides.

– Dèsguide ? Connais pas.

Elle eut un petit rire entre parenthèses charmant. Je commençais à apprécier cette discussion. Avec un peu de chance la soirée prendrait une direction intéressante qui rattraperait la journée.

– Non, des guides de voyages qui décrivent des endroits qui ne doivent surement plus exister.

– Tu dois en savoir des choses sur le vaste monde, tu pourrais peut être venir nous aider pour les cours des marmots. Et tu aimerais aller où avec tes belles petites jambes ?

Elle hésita.

– Je dirais Venise.

– Venise est sous l’eau depuis longtemps.

– J’ai lu un livre qui parlait de « la citta alta », une Venise haut perché dans les airs.

– Avec des gondoles qui volent ?

– Des vaporettos dans les nuages. Au pire avec un tuba je pourrais voir le Palais des Doges.

– Boire Venise et mourir. J’attrape mon maillot et c’est parti.  Donc tu es venu chercher l’aventure ? demandais-je intéressé.

Elle ne me répondit pas. Elle avait tourné brusquement la tête vers le côté opposé de la salle comme si elle avait reconnu quelqu’un dans la foule qu’elle ne voulait pas voir. La réponse fut longue à venir.

– Oui, trouver la bagarre, tuer des méchants par paquet de douze. J’ai pas passé dix ans à apprendre à me battre pour garder mes épées rangées.

Chaque enfant des trois villes, dès l’âge de dix était entrainé au maniement des armes blanches jusqu’à ses vingt ans.

– Tu t’es déjà battu contre des soldats de l’armée sans but ? l’interrogeais-je.

Une ou deux fois, pendant des missions de repérage.

Entre chaque phrase elle tournait la tête dans une direction puis dans l’autre. Elle donnait l’impression d’être en pleine montée de quelque chose.

– Et tu es au courant de ce que nous avons comme méchants dans le coin ?

– Des gros costauds, que tu es, il parait, la seule à pouvoir tuer.

– Malheureusement c’est plus qu’une rumeur.

– Et tu fais comment ?  Tu remues tes fesses pour les faire fuir ?

Sa voix trembla, monta vers les aiguës. J’avais l’impression de l’avoir vexé. Il ne me semblait pas avoir été insultante.  

– Je te laisse ma place avec plaisir. 

– Si c’est pour avoir un nom ridicule aussi, non merci. Franchement « la danseuse » ? Tu aurais pas pu trouver mieux ?

– Tu prends la tête de mon service com quand tu veux.

– Sans façon, j’essaie juste de comprendre. Tu es quoi du coup, une super-héroïne ? L’élu qui va nous sauver ? 

Elle parlait de plus en fort et se touchait frénétiquement les joues. Une droguée. Dommage j’aurais voulu que notre conversation dure un peu plus. J’allais encore dormir toute seule ce soir. Je commençais à m’éloigner de la jeune femme. Je n’avais ni la force ni l’envie de me fâcher avec une inconnue pour une raison qui l’était aussi.

– Si tu veux t’essayer à tuer des Diamantaires je t’en prie, fonce. Si ça t’emmerde que je sois la seul à pouvoir le faire, tant pis. Mais laisse-moi passer ma soirée tranquille.

Avant que j’ai eu le temps de m’en aller, elle tourna ses talons nus et repartit danser d’une démarche erratique. Je la regardais dodeliner au son de la musique. Tant pis pour ma fin de soirée.  Je sortais de la salle et récupérais mon blouson, un vieux bomber usé. Je me sentais maintenant plus fatigué qu’énervé. En soupirant, le moral remplissant mes chaussettes jusqu’aux chevilles, je montais prendre l’air sur le toit. Sous une pierre brisée  m’attendait l’un de mes derniers paquets de cigarettes. Je sortais mon briquet de la poche de mon blouson. C’était l’objet le plus précieux que je possédais. Quelques centilitres de gaz dans un monde où les énergies fossiles avaient disparus.  Une petite réserve du feu d’avant, des lueurs de l’avant guerres. Quelques faibles lumières brillaient sur la rive droite. Surement des camps de dompteurs itinérants ou d’autres êtres dont je ne voulais surtout pas connaitre l’existence. J’ouvrais la verrière qui donnait sur la salle des arts pour entendre la musique. [Con todo la palabra, con todo sonrisa, con todo mirada, con todo caricia].Lasha, imprégna l’air de sa voix irréelle de conteuse. [Avec tous les mots, avec tous les sourires, avec tous les regards, avec chaque caresse] Son timbre inimitable se glissa dehors avec moi et cela rendit la nuit plus belle. Je m’asseyais sur le rebord du bâtiment, ma super copine la bière d’un côté, ma grande pote la clope dans l’autre main. Eli me manquait, j’aurais voulu me serrait contre elle, écoutait cette chanson et me dire qu’elle avait été écrite par elle pour moi. Mais j’étais toute seule sur ce toit. Eli était partie. Ce n’était pas ce soir qu’une inconnue allait combler ce vide. Les lumières du pont des matières se reflétaient dans les eaux noires de la Garonne. Je frissonnais au souvenir de ce qui pouvait nager dans ces eaux. Ma conversation avec la demoiselle éméchée m’avait perturbé. La venue de nouveaux arrivants était normalement synonyme de nouvelles interactions, de moments de joie, de partage mais pas d’échanges à tendance bipolaire. S’ils étaient tous comme ça, l’année à venir n’allait pas être de tous repos. C’était bien elle qui avait parlé de m’inviter à danser et c’est elle aussi qui m’avait offert un verre. Sur mes conseils certes, mais il me semblait reconnaitre encore quand une fille me draguait. Apparemment mes capacités de danseuse lui posaient problème ou peut être avais-je dis une énorme connerie. (Pas impossible)  Entre les inquiétudes de la chorégraphe et les attaques de l’autre hystérique, j’allais vite raccrocher mon épée pour qu’on me lâche le tutu. Et puis merde, j’étais pour l’instant la seule à pouvoir faire le job, ce n’était pas de ma faute si les bâtiments ne tenaient plus debout. Si d’autres quidams pouvaient remuer leurs épées au son de la musique, aucun souci je prendrais ma retraite avec plaisir. Je me sentais seul dans mes ballerines de danseuses. J’en avais marre qu’on me balance devant des hordes de monstres en me disant démerde toi, tu es notre seul espoir, mais nous on aurait fait autrement. Je soupirais et glissais ma cigarette entre mes lèvres. D’un commun accord avec moi-même, je décidais de fumer et d’aller héroïquement me coucher. Lorsque je me relevais, mon cœur essaya d’aller voir comment été le monde extérieur loin de ma cage thoracique. June se tenait droite à trois mètres de moi. Elle s’était approchée sans un bruit, dans mon dos.  Sa robe froissée ondulait légèrement portée par le vent d’été, ses cheveux en bataille étaient collés à son front par la sueur. Son ébriété ressemblait maintenant à de la folie furieuse. Une lueur de défi animait ses yeux verts. Son apparition fantomatique m’avait fait frôler la crise cardiaque.  Je ramassais ma cigarette par terre et jetait un regard à feu ma bière, brisée par une chute mortelle. Repose en paix. Apparemment, ma soirée merdique ne faisait que commencer. 

– Mais c’est pas vrai ! J’avais juste envie de fumer une cigarette et d’aller me coucher. Laisse-moi tranquille. Qu’est-ce que tu fais planter là ? On dirait le fantôme de la dame blanche mais en robe noire et beurré. Si tu veux faire l’apparition flippante met au moins un drap sur la tronche. Si tu veux t’excuser c’est mal parti et puis tu vas pouvoir aussi t’excuser pour ma bière.

J’ai malheureusement une grosse tendance à monologuer en état de stress.

– Et en plus elle boit et elle fume. Ça c’est de la guerrière ! Mais tu te prends pour qui ?

Elle ne répondait pas à ma question et semblait portée sur le mode interrogatif. J’avais envie de lui retourner la question. Qu’elle aille trainer sa schizophrénie plus loin. Elle commençait presque à me faire peur avec ses yeux d’illuminée.  Elle ponctuait ses phrases de grands mouvements saccadés qu’on eut dits indépendants de sa volonté.

– Je ne me prends pour personne, va te coucher, tu as trop bu.

– Tu es l’unique ? la seule ?

Un style intéressant mais quelque peu inquiétant.

– Je suis désolé si je t’ai vexé ou fait du mal d’une façon ou d’une autre. Explique-moi au moins que je puisse t’aider.

Mes paroles ne l’atteignaient pas, lui parler était comme pisser dans un violon.

– Viens t’assoir June, on pourra discuter calmement. Je t’offre une cigarette.

– Madame fait des pointes et se prend pour l’élue. Mais va bouffer ton juste au corps !

Uriner dans un violoncelle plutôt. C’était de mieux en mieux.

– Ça ressemble à rien ton histoire de danse ! De la musique et une épée ! Mais ils t’ont conçu comment tes parents pour que tu sois comme ça ?

Ouch.

On avait dit pas les parents.

Alors.

Alors, je m’énervais.

Je pointais ma cigarette comme on pointe une arme.

Pris mon briquet dans ma poche revolver.

Et fit feu d’un mégot rougeoyant.

J’aurais voulu m’énerver comme une vraie héroïne,

Caméra sèche, fuyante,

Violons qui grincent en fond.

Pression qui monte à chaque coupe de plan.

Mais elle ne me vit que comme un petit magicien dont on aurait trouvé le tour avant la fin. Contente d’avoir eu ce qu’elle voulait.

– Jamais au grand jamais…

Je brandissais mon doigt armé de ma clope allumée et abusait clairement du mot jamais.

– …tu ne parles de la mort de mes parents…

Poings serrés, rouge au visage.

Devant la conviction dans ma voix elle prêta quand même un bout d’oreille au fond du propos.

– …le sourire au lèvre…

Je hurlais mes phrases à moitié consciente de déconner à plein pot.

– …sans savoir le prologue ou l’épilogue…

Elle  reprit son bout d’oreille devant la complexité des mots.

– …de leur histoire !

Un silence comme on en fait plus (ma brave dame) ponctua la phrase.

Un troupeau d’ange passa.

J’attendais des excuses, une parole, un geste qui changerait mon état de fureur irrationnelle.  

Elle finit par se rapprocher de moi.

Trop près de moi.

Je ne sais plus trop à quel moment son poing rencontra mon visage. Le coup m’ébranla mais mes réflexes prirent vite le relais. Je répliquais avant qu’elle ait pu lancer une deuxième attaque. Quand elle rencontra le sol, je m’apprêtais à recommençais à monologuer.   

Son pied balaya mes chevilles. Les premiers mots de ma diatribe rencontrèrent le sol en même temps que mon  visage.    

Je me relevais de la poussière tartinée sur la joue.  Mes muscles s’étaient crispés, j’en avais assez de cette gamine, assez de cette soirée.  Je ne voulais pas me battre, encore moins danser mais la perspective de me faire botter les fesses ne m’enchantait pas non plus.

– Tout a été dit je crois .

Je me dirigeais vers l’escalier, bien décidé à attendre que cette journée m’oublie et aille voir ailleurs si j’y étais.  Je sentis un froissement infime que mes sens perçurent avant ma conscience. J’arrêtais le poing lancé sur moi du plat de ma paume et repoussait la main de mon assaillante vers le bas. Elle avait voulu me frappait, encore, par derrière. 

La musique dans la salle des arts s’était arrêtait, une courte pause entre deux morceaux. Elle se tenait devant moi, silencieuse, le corps entier tendu.

– Je ne vais pas me battre contre toi. Murmurais-je. 

Mais qu’est-ce qu’elle voulait ? M’affronter ? Prouver au monde qu’elle était plus forte que moi, que je n’étais en rien la danseuse dont « les trois » parlaient ? J’avais instinctivement portée la main à la garde de mon épée, que j’avais laissé (bien sûr) dans ma chambre. Je n’avais que mes petits poings musclés pour me défendre. Je commençais à me demander comment cette soirée allée finir. Un filet de sang coulait le long de sa lèvre, sa robe était tachetée de poussière blanche mais son regard était fixe, arrêté. Quelque chose me dérangeait dans ses yeux. Elle semblait voir quelque chose au-delà de moi, ou à l’intérieur. (J’avais la braguette ouverte ?). J’allais tenter une sortie pacifiste quand un sourire étrange illumina son visage. Ses yeux s’allumèrent. Avec un rictus terrifiant elle fonça sur moi. De son pied, elle frappa mes côtes. J’encaissais le coup, plus violent que prévu. Je l’attaquais par la droite, visant son épaule. L’immobiliser sans lui faire trop de mal. Mon coup n’atteignit pas sa cible et mourut contre son avant-bras. Elle était rapide et précise. Malgré mon entrainement elle m’obligeait à reculer. L’alcool que j’avais ingéré et l’effet de surprise jouaient en sa faveur. Il fallait que je me concentre mais je n’arrivais pas à intégrer la situation.  Je descendais les marches de l’escalier donnant sur la grande salle.  Chaque pas en arrière était une petite défaite. J’avais frappé le mur deux fois en voulant l’atteindre. Un de mes doigts avait pris un angle bizarre genre équerre en fin de vie. Arrivé à mi-chemin de l’escalier ses forces semblèrent diminuer mais un coup de pieds bien placé me fit exécuter une triple roulade, tête contre mur, cul contre marche avec réception en bas d’escalier. Je me relevais rapidement, sans oser faire d’état des lieux de mon corps. Comment pouvait-elle être meilleure que moi ? J’étais la danseuse, merde ! J’allais finir par me faire tuer.  Gertrude ressaisis-toi ! Tu es meilleure qu’elle, tu as courue sur une tour en train de s’effondrer aujourd’hui tu peux bien botter les fesses de cette gamine.  

Elle descendit l’escalier.

Je me dirigeais vers la grande salle en courant, les murs tanguaient. J’avais plus ou moins ébauché un plan avec mes neurones secoués. Si j’arrivais à portée d’oreilles de la musique diffusée dans la salle je pourrais l’utiliser pour déclencher la danse. Il me fallait saisir la frontière tenue qui me permettrait de gagner sans la tuer. Si j’utilisais mon implant je risquais de ne pas m’arrêter à temps et de la transformer en bouillie sanguinolente. La musique atténuait par la taille de la pièce devrait me permettre de garder un semblant de lucidité. Mes écorchures de la journée avaient recommencées à saigner et je sentais que j’allais payer tout ça demain, si demain il y avait.

J’arrivais au bout du couloir dans le hall de la salle des arts. Pendant que mes pieds glissaient sur les dalles de carreaux de ciment, elle s’était lancée dans un sprint pour me rejoindre.  Je commençais à entendre des brides de musique. Approche ma vieille, tu voulais la danseuse tu vas l’avoir. 

« Tu es née de chair,

Tu ne retourneras pas poussière »

Je poussais la porte de la salle de l’épaule. Je me retournais au milieu de la piste de danse, prête à encaisser, les poings fermés,  les oreilles grandes ouvertes.  

Mais je n’avais plus rien à écouter.

Le silence.

Le morceau avait lâchement décidé de finir. Mon plan génial tombé à l’eau dans un plat magistral et douloureux.  Je n’avais comme renfort que le maigre bruit des conversations en cours, même pas le moindre sifflotement sur lequel m’appuyer.

Mon assaillante me rejoignit.  Elle sembla troublée par le public qui se trouvait autour de nous. Elle ralentit une fraction de seconde. J’en profitais pour réfléchir, chose difficile à faire quand vous n’en avez pas l’habitude et quand votre vie est menacée. Il fallait que la musique reparte et vite. J’allais me faire massacrer et devant témoins ! Jamais on a vu laps de temps aussi long entre deux morceaux. Après avoir contemplé les convives de la fête la demoiselle à la robe noire reconcentra son attention et ses coups sur moi. Ses poings lancés ne rencontrèrent que le vide, son pied dressé balaya l’air. Malheureusement pour elle, « A certain romance » des Arctic Monkeys venait de commencer. L’introduction me suffit. Le tome basse de la batterie roula, la guitare prépara la suite. Je me glissais dans mon costume sonore, enfilais mon armure musicale. Garder le contrôle, entendre, utiliser mais ne pas se laisser submerger. Les notes répétées du batteur et du guitariste guidèrent mes mains. Les attaques de  mon adversaire se brisèrent sur mes paumes, chacun de ses coups réduit à une trajectoire évidente et inoffensive. Un murmure inquiet parcourut la salle, l’assistance commencée à comprendre qu’il n’était plus question d’un slow romantique ou d’un fox-trot léger. La demoiselle dérangée me lança une série de bouteilles, genre ninja alcoolique en manque de shurikens. J’esquivais les deux premières et rattrapait la troisième par le goulot.  Je posais le projectile à terre. J’aperçus Whool et la chorégraphe au bord de la piste, à mon grand étonnement ils essayaient de retenir une spectatrice qui tentait de nous rejoindre.  (Reste concentrée).  Sur le fracas synchrone des instruments mon pied fit pivoter le mollet de mon assaillante, mes hanches vinrent se coller aux siennes pour trouver la faille dans sa garde et mes mains créèrent une nouvelle articulation sur son avant-bras. Le bruit des tendons tordus résonna dans mes oreilles sur la dernière note de l’introduction du morceau.

Le couplet commença

Elle tomba à genoux. 

Un soupir de soulagement.

Un regard sur l’assemblée autour de moi.

La musique prenait le dessus. Mon corps voulut continuer à danser, ma concentration vacilla. Je me vis marcher en rythme sur la voix d’Alex Turner vers le couloir. Il fallait que je m’éloigne des notes, que j’arrête d’écouter le dialogue de la guitare et de la basse. Je basculais dans un floue artistique et visuel que m’amena jusqu’à la porte de ma chambre. J’aperçus Léonard caqueter de joie en me voyant avant de brutalement perdre connaissance. 

Chapitre 1.

Je traversais les restes du cours Alsace Lorraine. Un itinéraire plus sur après l’effondrement de la tour. Le bruit allait surement rameuter des gangs ou des horreurs des guerres des hypothèses.  Je préférerais être loin quand tout ce joli monde tiendrait un meeting sur la place. Dans la grande artère je verrais arriver les ennuis de loin et ne risquais pas de tomber dans une embuscade. J’avais l’habitude de prendre par les rues autour de la place Caju mais les immeubles pouvaient encore s’écrouler. Mes besoins physiologiques m’obligeant à presser le pas, je n’avais pas envie de perdre du temps dans une ruelle bouchée par les éboulis.  

J’avançais d’un pas rapide à l’affut du moindre bruit. Je ne percevais que le crissement de mes bottes sur les gravats. Il ne restait plus que quelques éparses pierres blanches pour rappeler ce qu’avait été le cours. Avant les guerres, le ciment et le verre avaient englouti le minéral clair. Tout avait depuis été soufflé par des siècles de blast. Des centaines d’années de poussière séparaient mes pieds des pavés originels.

[Sur les pavés, la guerre].

J’arrivais sur les quais. Le port du croissant de lune avait pris un coup de vieux. Les conflits avaient creusé le lit du fleuve, changé ses courbes, étalé ses eaux. On était maintenant plus près du quartier de lune  massacré à la météorite que du beau croissant de boulanger.

Mais Monsieur l’astre solaire se couchait là-dessus. Et c’était beau.

Et que bim je te transforme la pierre en miel doré et que je te tartine les nuages de confiture rose.

Sur le pont des matières les insomniaques allumaient les braseros pour la nuit. Jadis pont de pierre, il avait été rebaptisé à force d’être détruit et reconstruit dans des matériaux différents. Il se dressait sur cinq niveaux, fait de bois, de métal, de plastique et de béton. On ne pouvait plus que deviner les piliers de pierre originels sous l’amas de matières hétéroclites. La lumière du couchant faisait briller les formes alambiquées de la structure d’un éclat trompeur. Bientôt la nuit recouvrirait le pont de son déguisement de monstre brisé flottant sur les eaux noires de la Garonne. C’était l’unique passage permettant encore de relier les deux rives. Les insomniaques se relayaient pour monter la garde en permanence. Je suivais le fleuve et passais à côté des antédiluviens rails de tramway qui émergeaient du sol stratifié par le temps. Les deux lignes parallèles n’avait su rester à leur place. L’histoire les avait tordues comme un forain s’exerçant sur des barres de fer. Les rails n’étaient plus collés au sol, ils s’élevaient en une pente douce vers le ciel. Un tremplin d’acier de plusieurs dizaines de mètres de haut pour qui voudrait jouer à l’homme canon. Adolescents l’un de nos grands jeux était de voir qui escaladerait le plus haut les rails. Des petites stries faîtes à la craie attestaient des performances de chacun.

Cinq minutes de marche rapide plus tard je me retrouvais devant la porte ouest.

Nos ingénieurs avait assemblé le squelette de Bordeaux pour faire nos remparts. Poutres de métal et béton découpé. Nous nous étions installés à l’intérieur de ce qui avait été il y a bien longtemps la ville médiévale. Les décombres étaient devenus nos fortifications, la Garonne nos douves, les bâtiments de la place de la bourse notre donjon.

Aucun mouvement n’était perceptible en haut des murailles. Quinze mètres de métal immobile et silencieux se dressaient devant moi. En prévision de ce qui allait suivre je ramassais quelques pierres, un peu pointues mais pas trop.

-Kévin ouvre. Je suis pas d’humeur. Je sais que tu m’as vu arriver.

-La France t’as entendu arriver Roude. Tu fais un bordel pas possible et tu te pointes juste après. Les bêtes vont tourner toute la nuit après ça.

Kévin, Kévin, Kévin. Tu me fais le coup à chaque fois que t’es de garde. T’as juste envie de passer le temps et si tu m’ouvres toute suite, tu sais que je vais pas rester tailler le bout de gras. 

-C’est pour ça qu’on a des murailles Kévin.

-C’est pas toi qui va devoir veiller les gangs toute la nuit gamine.

-On est obligé de jouer à ce jeu-là à chaque fois ?

-Viens faire une garde une fois, rien qu’une fois. Ça te feras les pieds. T’es trop bien pour surveiller le fort toi hein ?

Pour appuyer son propos il passa sa tête par-dessus le parapet. Des yeux tombant, un visage mou et une bouche un peu de traviole qui semblait toujours sourire apparurent en haut du mur.

Kévin, Kévin, Kévin. C’est toi qui m’y oblige.

Ma première pierre fit siffler ses oreilles.

La deuxième toucha son but mollement.

La troisième fit sonner son casque.

Après un chapelet d’insultes sur lequel on aurait pu prier les portes se refermèrent enfin derrière moi. Le bruit résonna dans les rues vides. J’arrivais devant l’une des entrées de Fort du croissant. Amarrés au toit du fort par des câbles, les ballons gonflés à l’hélium flottaient. Les signaux d’alerte changeaient de couleurs selon le degré de menace. La présence d’un Diamantaire les avait fait virer au rouge.  Ils donnaient l’impression qu’un géant avait planté d’immenses coquelicots sur les toitures.  De carmin ils allaient vite repasser au bleu maintenant que le danger était écarté.  Devant la porte, sur son éternel tabouret en bois, Wool m’attendait. Il tricotait, comme d’habitude, vêtu de son armure décorée de fils de laine multicolores. Le kevlar bleu nuit disparaissait sous les échantillons de chaque pelote qu’il avait utilisé, la solide armure ensevelit sous des couleurs bigarrée. Son visage, meurtri par l’histoire, demeurait toujours caché par un masque renforcé, laineux lui aussi. J’adorer voir  ce monstre pelucheux  tricoter.

-Z’étaient combien ? Me questionna-t-il  

-Trois dont un costaud.

-Leurs mirettes ?

En me parlant il posa le pull qu’il tricotait sur mes bras, prenant tranquillement ses mesures. Je lui avais commandé un pull noir et or un mois plutôt.   

– Deux avec les yeux noirs et un autre tu l’aurais vu ! Les yeux rouges coupés en deux ! Répondis-je.

– C’est pt’être qui l’avait pris de l’eau d’en dessous ? 

J’entendais la voix douce de Wool à travers son masque. J’adorais sa manière de hacher les mots comme si sa bouche aussi était de laine. Il parlait un français tinté d’un accent d’avant, hérité d’un lieu lointain appelé « la Nouvelle Orléans ». Le cajun passé au filtre de son masque rendait son élocution inimitable. Quand les attaques avaient commencé d’autres guerriers plus expérimentés que moi m’accompagnaient. Aucun n’avait su percer les armures des diamantaires. Maintenant il n’y avait plus que Whool. Je sortais danser et lui attendait. Souvent, quand tuer avait été trop dur, trop sale, je m’asseyais sur un deuxième tabouret. Il me tendait un crochet et nous enlacions les mailles en attendant la nuit, en attendant que mes chansons préférées transformées en requiem sortent de ma tête. 

– Non, il était trop rapide pour ça. La rouille ça donne de la force mais pas autant de vitesse. Il a porté deux épées d’un coup ! J’ai failli y perdre une fesse !

– C’est une nouvelle tambouille alors ? demanda-t-il

– Un mélange de plusieurs sinon ?

– ‘Sais pas. ‘Sais pas d’où ils viennent et ‘sais pas d’où ils tirent cette force. Damne on sait même pas si ils sont humains. Ce serait des poulets épicés en armure on le serait pas ! ‘Aime pas que tu sois la seule à partir te bagarrer cont’ ces machins. Et le brouhaha ?  Qu’as-tu cassé encor’ ? M’interrogea Wool.

Je savais pertinemment que lors de mes « chorégraphies » il m’observait toujours. Caché dans un immeuble, immobile sous une arche, il se tenait prêt à se sacrifier pour me sauver. Je savais qu’il savait que je savais mais nous jouions toujours au jeu de « je-ne-sais-pas-ce-qui-c’est- passé-raconte-moi ». J’ignorais comme il arrivait à chaque fois à revenir sur son tabouret avant que je rentre. 

– Rien de moins que la tour Peyberland. J’ai peut-être un peu merdouillé sur la discrétion et les Diamantaires ont décidé de changer l’architecture de la place.

– ‘Tenait plus debout de toute façon cette tour, à l’époque elle était deux fois plus grande. T’as un peu forcé sur le maquillage ? 

Mes joues revisitées à l’éclat de pierres taillées ne lui avaient pas non plus échappées.

– J’avais envie de changer !  Je te retrouve chez le général ? J’y serais dans une heure.

Wool acquiesça. 

– J’Prépare les encres.

Je le serrais rapidement contre moi et me dirigeais vers l’intérieur du bâtiment.

– Et j’attends mon pull honorable yéti !

– Ça arrive !  ‘me fait chié avec les mailles serrés mais ça arrive !

***

J’étais passé dans ma chambre où j’avais entre autre pris une douche et m’étais changé. Je traversais maintenant les bâtiments du Fort pour honorer mon rendez-vous chez le général. J’avais attendu patiemment sous l’eau tiède que le contrecoup de la danse disparaisse un peu. Je sentais monter le brouillard, demain matin allait être compliqué. J’avais trainé pour laisser les notes sortir de ma tête. J’avais même pris le temps pour une fois de choisir ma tenue, le temps que les hallucinations auditives s’estompent. J’avais essayé d’arranger mes cheveux, les avoir laissé pousser me plaisait bien mais compliquait ma vie capillaire. Mes cheveux châtains, coupés en carré, avaient tendance à avoir leur volonté propre. Je m’étais même questionné sur quel bijou m’accrocher dans les cheveux ! [J’avais opté pour ma flèche dorée, pour ceux du fond que ça intéresse]  J’avais troqué mon armure de kevlar noir contre un débardeur blanc et un pantalon brun. Malgré mes efforts les journées à m’entrainer m’avaient affublé d’un joli teint cireux. Je retrouvais dans le miroir une trombine que je n’aimais que modérément. Mon nez trop long, mes yeux trop marrons et mon visage trop lui-même. Les éclats de pierre m’avaient laissé une belle balafre sur la joue. Mon reflet avait confirmé mon ressenti, Madame la fière guerrière avait une sale gueule. Je ne savais pas combien de temps j’allais pouvoir tenir ces monstres loin de Fort du Croissant. Aujourd’hui ils étaient trois, un de plus que la dernière fois. Leur nombre et leur force croissaient. Mes talents me permettaient d’atteindre les infimes interstices dans leurs  armures mais  mon nombre à moi ne variait pas d’un iota.  Je ne sais pas combien de temps je réussirai à éviter un nouveau massacre. Trois ans déjà que le premier des diamantaires avait surpris la garde du matin à la porte est. Ils avaient pensé à un membre égaré d’un club ou à un soldat de la FMC. Le temps qu’ils se décident à descendre, le monstre avait fait une percé dans un des murs. Le diamantaire avait massacré vingt personnes avant  qu’une solution soit trouvée pour l’arrêter.

Un bruit de griffes raclant le parquet me tira de mes pensées.

Un cri entre l’aboiement et le miaulement résonna dans le couloir. Léonard se tenait devant moi, ses yeux de volailles me fixant avec l’amour inconditionnel propre aux animaux de compagnies. Il frotta son bec contre mon pantalon. C’était un dodo au plumage noir, ramené des limbes des espèces disparues par des expériences plus au moins réussies. La créature hantait nos bâtiments et plus particulièrement ma chambre depuis des années. Je m’étais prise d’affection pour cette grosse poule affectueuse et il me le rendait bien. Quand je rentrais de mes excursions je le trouvais souvent couché sur mon lit, laissant ses plumes sombres aux quatre coins de mes draps. Je ne sais pas comment s’était passé sa création mais ce volatile avait surement été croisé avec différents animaux domestiques pour avoir un cri entre l’aboiement et le miaulement et un caractère de labrador.  Les enfants du fort l’avaient nommé Léonard.

J’arrivais à « l’état-major », la chambre du général. Le dodo gratta la porte close en couinant.

J’entrais.  

Léonard alla directement s’allonger aux pieds de Wool. Mon yéti protecteur était en grande conversation avec un immense personnage vêtu d’une chemise bleue marine interminable. Alceste Jahil dit « le général » avait des bras démesurés qui brassaient l’air autour de lui en permanence. La pertinence de ses discours n’avait d’égal que l’énergie déployée par son corps pour appuyer ses propos. Ses fines lunettes cuivrées passaient leur temps à essayer de fuir l’arrête de son nez dévoilant son regard pétillant. Lorsque ses longues diatribes était terminées, il remontait ses lunettes d’une main, passait la main dans ses cheveux crépus et vous observez longuement pour voir si vous aviez saisi les mots prononcés. De nombreuses fois je l’avais vu déclarer après une minutieuse analyse de son interlocuteur « Vous ne m’avez pas compris ». Alors Alceste Jahil reprenait son discours et choisissait avec soin chaque nouveau mot prononcé afin que la personne en face comprenne. Et elle comprenait toujours. Jamais il ne renonçait.  Je vouais un profond respect à ce géant noir en pyjama qui avait semble-t-il recueilli le savoir et la patience de tous les géants de la terre. 

– Bonjour général.

– Bonjour Gertrude. Je suppose que tu te laisses peindre par notre ami crocheteur avant notre partie. Le général et lui seul était autorisé à m’appeler par mon prénom. Le commun des mortels me nommait Roude et ne connaissait pas mon merveilleux et mélodieux prénom.

– Si cela ne vous dérange pas trop général. Répondis-je.

– Un esprit sain dans un corps peint. Déclara-t-il.

Wool avait préparé le matériel pour notre petit rituel. Pour chaque Diamantaire tué il me tatouait une goutte de pluie de la couleur des yeux du défunt. J’avais maintenant une averse colorée dans le dos et sur les épaules. Chaque goutte était une chanson en moins à mon répertoire, une marque des amputations faîtes à ma playlist. Ce jour-là ce fut deux gouttes noires et une goutte rouge fendue en deux. Je m’asseyais sur un tabouret. Les trois motifs seraient sur mon épaule droite. Léonard changea de refuge pédestre en émettant un ronronnement contrarié et partit se lover contre le général.   

L’aiguille rencontra la chair.

– Vas-tu à la petite sauterie organisé pour le mouvement ? Me demanda Alceste par-dessus le vrombissement de la machine.

– Peut-être général.

– Ce serait un choix judicieux Gertrude, bambocher un peu ne pourras pas te faire de mal.

Je souriais.  Sa manière à lui de me dire que j’avais une sale tête et besoin de me changer les idées.

– Je vais réfléchir à votre conseil avisé. On parle de qui aujourd’hui ? Demandais-je

– Paul Hockaleuk le réalisateur. Répondit-il en sortant une photographie noir et blanc d’une boîte métallique.

– Encore un mec sympa ?

– Dante aurait pu inventer un dixième cercle juste pour lui. 

Dans la chambre du général nous jouions aux fléchettes.

Lui  pour parler.

Moi pour écouter.

Nous suivions toujours le même rituel,

Je  m’allongeais sur le grand tapis rouge et violet après mon tatouage.

Le ventre contre le tissu réconfortant j’attendais mon morceau d’histoire. Le général piochait dans sa boîte un portrait qu’il affichait sur la cible.

La boîte était remplie de photos de généraux, de dictateurs, d’empereurs, d’esclavagistes, d’inventeurs fous, de tortionnaires. La lie de l’humanité contenue dans un mètre cube.

Staline, Goering, Pernote et autres scientifiques des guerres des hypothèses  attendaient leurs tours. Le visage des meurtriers remplacés les ronds noirs et rouges du cadre en bois.

Des saccageurs de vies.

Des violeurs d’humanités.

Des destructeurs de lendemain qui recevaient des volées de petites flèches d’aciers.

Mais avant que nous crevions les yeux, trouions les gorges, percions les joues grasses des éminences noirs de l’histoire, le général parlait.

Il contait, racontait et recomptait les morts de l’Histoire.

Avec sa voix grave, qui n’avait pas daigné se laisser toucher par l’âge,  il vous emplissait les oreilles d’avant. Ça remontait jusqu’à la rétine pour ancrer de l’histoire dans la réalité de vos neurones.

J’avais, dans cette pièce, senti, presque touché les obus de toutes les guerres. J’avais senti le bois rance des bateaux d’esclavagistes, fais dans mon froc dans les tranchées. J’avais même crié à la mort de mes ennemis sur les plaines des guerres blanches. J’avais  cru mourir cent fois par balles, flèches et lances.

Surtout j’avais aimé le poilus, le résistant, le mamelouk et j’en passe et des morts. J’avais, par les contes du général, compris la douleur des soldats.

Et tous les deux,

Lui, la fléchette alerte (car le Général gagnait toujours),

Moi, l’oreille ouverte.

Nous avions pleuré.

A deux.

A tout seul en silence.

A tous en échos

Nous avions crachés par les paupières la douleur de la grenade qui explose, de la balle qui tue, de la flèche qui t’ôte les futurs radieux.

La légende racontait que le général allait tous les matins uriner sur un obus centenaire planté dans une cour secrète où étaient gravés les vers de Prévert :

« Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement »

– Quelle période celui-là général ? »

– Il s’est illustré pendant les guerres des hypothèses.

Inconsciemment je me crispais, mes doigts agrippèrent les poils du tapis, mes pieds se tendirent. Cette période était une des nombreuse que l’histoire aurait pu s’abstenir de nous faire vivre. Rien que le nom de cette période, englobant trois années de drame, me chavirait les souvenirs, me mettait les sentiments au bord des lèvres. 

– Ça ira pour toi Gertrude ? Me demanda le général

– On fera avec général.

Le général commença à raconter. Une fléchette dansant entre ses doigts, passant de phalange en phalange, il énonça les faits :

– Après le « Grand-Cessez-Le-Feu », quand les armes à feu disparurent, les hommes au lieu de réfléchir à un armistice général continuèrent leurs guerres sans buts. Si les armes à feu furent interdites il restait de nombreux moyens d’ôter la vie. Comme tu ne le sais que trop bien les états restants et autres armées indépendantes se lancèrent dans une course effrénée à l’armement non balistique. Des horreurs sans nom furent inventées et testées pour remplacer fusils et canons. Chaque scientifique fou pu tester ses hypothèses sur les champs de batailles. Encore aujourd’hui on ne connait pas l’ensemble des abominations inventées pendant cette période.

A grand coup d’armes bactériologique immonde et de modification génétiques on créa d’immenses no man’s land, espaces de guerre vérolés par les sciences  mises au service de la bêtise. Quand le monde en eu marre d’être un laboratoire à ciel ouvert pour savant fou, on trouva  comme toujours un troupeau de boucs émissaires. Les scientifiques, toutes spécialités confondues, accusés de l’ensemble des maux de la terre, furent massacrées. Il ne resta plus que les haches et les épées pour s’entretuer, des batailles des hypothèses on passa aux guerres blanches. Le métal froid remplaça le bidouillage moléculaire. On se réessaya à la guerre de cent ans en l’an de grâce 2270.

Le général afficha le portrait de Hockaleuk sur sa cible. Je m’étais toujours demandé où il trouvait ces photographies.

– Notre ami s’illustra pendant les guerres des hypothèses et les guerres blanches, dans un grand mélange d’armes moyenâgeuses et de fin de guerre bactériologique. Ne te fit pas à son regard clair et à ses fossettes Gertrude, derrière ce visage se cache encore une fois un cerveau malade. Après un engagement frileux dans les dernières guerres poudreuses, il fut un des fervents détracteurs du Grand-cessez-le-feu, caution scientifique des partisans des armes à feu. Médecin et psychologue de formation c’était un homme charmeur et charismatique. Juste avant  que les guerres des hypothèses éclatent, des rumeurs entourant son cabinet émergèrent, des patients disparus ou victimes de pathologies surprenantes après leurs passages chez lui.

Mais Hockaleuk avait senti le vent tourner.

Sentant son heure de scientifique sonnée à l’horloge atomique de sa vie, il voulut tester ses théories avant la fin. Paul Hockaleuk tenait à prouver, à qui on se le demande, que l’image avait plein pouvoir sur le cerveau humain. Passionné par les tortures de toute sorte, il désirait montrer que les outils et supplices compliqués ne servaient à rien, qu’on lui donne un écran et il briserait le plus réticent des espions. Il se fit engager par les différents belligérants du conflit qui financèrent ses recherches. Il obtint des résultats sans précédent dans l’extorsion d’aveux. Le procédé était aussi simple que cruel, montrer à un homme les images d’un corps découpé, haché, brisé en lui faisant croire que c’était le sien. Ses victimes étaient d’abord paralysées de l’ensemble du corps puis bourrées de psychotropes pour faciliter le processus. Hockaleuk leur montrait ensuite des images de leur corps découpé méthodiquement sans qu’il ne puisse bouger le petit orteil.  Quand chaque parcelle d’information avait été arraché, il laissait à ses « patients » le soin de découvrir la supercherie. Un corps intact mais ses secrets les plus noirs avoués. Sa grande fierté était bien sûr de briser les gens sans leur infliger la moindre douleur physique. Paul Hockaleuk rendit fou à lier 179 personnes en deux ans et demie. Des malheureux que l’on retrouvait paralysé d’un membre qu’ils pensaient amputé. Des hommes et femmes passaient le reste de leur vie persuadés d’être brulé sur l’ensemble du corps ou terriblement défiguré.  Sur les champs de bataille certains soldats se suicider plutôt que d’être fait prisonnier et de subir le supplice de « l’amputation fantôme ».

– Et pourquoi le surnom de « réalisateur » ?

Wool émit un petit grognement amusé entre deux mailles.

– Parce qu’il ne s’est pas arrêté là Gertrude.  Fort de son succès de tortionnaire il voulut passer au niveau supérieur. Sa fascination malsaine pour les écrans le poussa toujours plus loin dans la folie. A la fin des guerres des hypothèses, il réussit à échapper aux purges scientifiques. Il devint conseiller des seigneurs de la Grande Aquitaine pendant les guerres blanches.  Il les convint de le laisser tester une de ses inventions pendant le siège de Bordeaux. Il voulait appliquer sa technique de manipulation par les images à l’échelle d’une armée. Il créa de toute pièce des images de l’armée adverse se faisant tailler en pièce par les bordelais. Le réalisateur passa des semaines sur son œuvre morbide. Le film était saisissant de réalisme. Les gros plans montraient des soldats mourants dans des souffrances indéfinissables. On lança la construction d’immenses écrans face aux assaillants pour tester le film lors de l’assaut final. Hockaleuk visionna les six heures de batailles des dizaines de fois, supervisa chaque blessure fictive.  Il était sûr que les soldats en regardant le film seraient persuadés de perdre la bataille, voir même convaincu d’être déjà mort. Pour le réalisateur son film allait renverser le cours de la bataille.

– Il reste encore un des écrans sur l’avenue Thiers, non ?

-Oui mais je doute qu’il fonctionne encore.

– Sa stratégie n’a pas fonctionné, l’Aquitaine a perdu cette bataille il me semble?

Le général sourit, content de voir que ses leçons d’histoire n’étaient pas inutiles.

– Malheureusement pour le réalisateur, les armées des volcans profitèrent des travaux sur les écrans pour faire une percée dans les défenses. Les gardes étaient trop occupés à faire fonctionner les télévisions géantes pour repousser l’ennemi.

– Et Hockaleuk ?

– Tu ne t’étais jamais demandé qui était le cadavre écartelé sur l’écran avenue Thiers ?

Le général lâcha sa fléchette qui alla se planter dans l’œil droit du médecin fou.   

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