Catégorie : Mini-aventures de prof

On met le manteau ?

T’as déjà admiré l’agitation d’une cour de récréation ? Une vraie ? Je veux dire vraiment observé ? A laisser les saisons transformer l’asphalte en un mini-univers observable ?

Tu prends quatre à cinq dizaines d’enfants. D’abord tu les confines sur une chaise jusqu’à ce que les yeux comptent les secondes sur l’horloge de la classe, jusqu’à ce que la lenteur de la trotteuse leur fasse comprendre la relativité du temps. Tu laisses bien mijoter le temps de quand même finir l’exercice, tu vérifies bien que plus personne dans la classe ne s’intéresse aux nombres que tu écris au tableau et tu ouvres la cocotte. C’est cuit à l’impatience, doré à l’excitation et ça déferle dans la cour comme un tsunami qui n’a même pas pensé à mettre son manteau. Le béton et le goudron inanimés vibrent tout d’un coup d’une vie mesurable au sismographe. Les trajectoires de chacun ont été pensées à l’avance, directement vers le toboggan sans passer par les toilettes, (on y repensera dans la classe trop tard) ou en ligne droite vers les vélos pour être sur de pouvoir pédaler en paix.

Toi, tu vas regarder ça, la fumée de ton café mollement ballotée par le vent. Dans la cour il y a trois arbres qui se battent en duel mexicain, une structure de jeux polie par des pantalons d’enfants et des jouets qui auraient voulu rester sous blister. Il y a un trou de verdure où des brins d’herbes luttent pour leur survie, dans l’espoir vain, malgré la multitude de pieds piétineurs, de devenir un jour, pelouse. A chaque récréation des micro-sociétés vont se construire et s’effondrer, avec leurs lois, leurs dirigeants et leurs parias. Tu vas devoir y rendre la justice, trancher les cas litigieux de coups et blessures en juge impartial. Quand le ballon sera passé trop haut, tu seras arbitre même si tu regardais ailleurs. En infirmier de guerre, tu guériras de vraies blessures, souvent avec l’eau magique du robinet de la classe. Tu devras mener des enquêtes insolubles pour retrouver des doudous disparus, peut être kidnappés. Et surtout, tu devras trancher, analyser la météo, consulter les astres pour décider si oui ou non, il faut mettre le manteau. La même analyse pointue sera bien sur faite en sens inverse si le soleil ose réchauffer l’atmosphère. Un tas d’habits oubliés commencera à s’amonceler dans un coin, patchwork de vêtements qui n’appartiennent à personne, surement à de mystérieux élèves venus d’ailleurs, d’une autre dimension, juste pour déposer vicieusement leurs manteaux dans cette école.

A l’automne les feuilles des arbres essaieront d’atteindre le sol avant que des mains avides en fasse des couronnes de royaumes qui connaitront mille rois. Et tu verras, tu vas sourire devant les parties de « un, deux, trois soleil » où des enfants qui se voudraient statues immobiles finiront en penseurs de Rodin hilares. Les élèves découvriront, avec étonnement, les propriétés spécifiques de l’eau des flaques. Liquide qui contre toute attente mouille les chaussures et les pantalons.

Quand l’hiver enfermera les jeux entre des murs de béton, tu maudiras ce lieu. Quand les cris seront des balles qui rebondiront sur les parois du préau pour cribler tes oreilles fatiguées, tu voudras être ailleurs. Ou peut être que par moins huit, le givre permettra à de petits artistes de réaliser des œuvres digitales éphémères, des moments glacés où le goudron deviendra patinoire olympique.

Au printemps, le « un, deux, trois soleil » aura muté. Croisé, mélangé avec neuf autres jeux. T’essaiera de comprendre les règles de chorégraphies qui dépassent le meilleur des pédagogues. Tu tenteras aussi de préserver l’intégrité des pauvres sauterelles inconscientes prisonnières des seaux et autres récipients.

Et l’été arrivera, ton café remplacé par de l’eau fraiche. Tu devras te battre pour que , tel Peter pan, les enfants se réconcilient avec les ombres et ne brûlent pas sous le soleil de Juin. Mais j’ai une casquette ? Même avec une casquette ! Il fait trente-cinq degrés, on se met à l’ombre. Le temps passé dehors rallongera comme les jours d’été. Tu hésiteras un peu plus à faire sonner le glas du retour en classe et absorbé par l’enfance qui transforme le goudron en galaxie de possibles imaginaires, tu attendras surement dix minutes de plus avant de sonner la fin de la récré.

Vol au dessus d’un nid de petits coucous

Dans une salle des maîtres obscure, un matin d’hiver, la lumière d’un photocopieur projette sa lueur blafarde sur des murs délavés. Dans la pénombre un vieil instituteur au visage marqué tire sur sa pipe. Il est interdit de fumer mais lui ne tient pas compte des nouvelles règles. Il ne va jamais en formation et n’a pas lu les programmes depuis 78. Ce vieux loup de mer, entouré des volutes de fumée bleue, te dit le regard dans le vide :

– L’ITEP gamin. J’y suis passé à l’hiver 82.

Son regard se perd, emporté par le flot des souvenirs douloureux. Dans ses yeux défilent les moments les plus sombres de sa carrière. Les collègues sont parcourus d’un frisson. Même la sonnerie attend la fin de la tirade pour retentir.

– N’y va pas gamin. Jamais.

L’I.T.E.P

L’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique.

Une structure qui accueille des enfants et adultes de 5 à 20 ans présentant des troubles du comportement. On appelle ça « le spécialisé ». Structure, profs et éducateurs spéciaux. Quand on évoque cet endroit en salle des maîtres il y a toujours des collègues pour te mettre en garde et relayer des légendes sur des remplaçants qui y sont allés sans jamais revenir. Alors forcément, quand tu ne sais pas, tu imagines le pire. Tu vois un asile perché sur un rocher battu par les vents, avec un phare interdit d’accès et des cris perdus dans la nuit. Et le jour arrive où toi, petit remplaçant pas spécialisé, qui ne connait que la douce vie de d’une école douillette, tu dois y aller.

Avant moi, la secrétaire avait appelé trois collègues. Deux avait réussi à trouver des excuses et la dernière avait simplement dit non. Ils étaient restés au chaud dans leurs écoles de rattachement.

Moi, je sais pas dire non.

-L’ITEP ? Oui Madame. Bien sûr Madame. Je pars toute suite Madame.

En quittant mon école de rattachement, le regard des collègues m’avait donné l’impression de partir au front. Il m’avait sembler entendre Brigitte murmurer  » Ils les prennent si jeunes », une larme au coin de l’œil.

Alors forcément en me garant sur le parking, j’appréhendais un peu. J’imaginais déjà les profs en poste à l’ITEP comparer leurs cicatrices :

-Ça c’est une chaise en 2002, six points de suture.

-Celle là ? C’est une partie de Uno qui a mal tournée, fracture ouverte.

Je les voyais comme une force spéciale de l’éducation nationale formée en Guyane. En arrivant à l’accueil j’en étais à me demander si je repartirais avec un tatouage genre  » SEMPER FI ».

Pour m’accueillir pas de docteur louche cachant des expériences illégales mais un type assez sympathique qui me conduisit jusqu’à mes élèves. Sur le trajet il m’expliqua le fonctionnement de la structure. L’ITEP était organisé en groupe qui avaient chacun une salle commune genre maison de Poudlard. Je devais aller chercher mes élèves dans leur groupe pour les amener dans la salle de classe où je ferais cour. Je n’aurais pas plus de quatre élèves à la fois. Chaque enfant avait un emploi du temps bien précis partagé entre classes, séances psy et activités sportives.

-Vous avez déjà travaillé en ITEP ?

– Non jamais.

-Le groupe 1 c’est les plus jeunes, ils bougent un peu. Si vous avez besoin, vous appeler les éducateurs. Si vous vous sentez en difficulté, n’hésitez pas à en parler.

En arrivant sur le groupe je me retrouvais face à six enfants le nez dans des chocolats chauds fumant. Des jeux étaient étalés sur une grande table. Des coloriages de voitures et de robots attendaient leurs artistes pour être terminés. Sur le sol des mini-villes étaient en travaux. Trois éducateurs s’activaient pour organiser la journée à venir. Je me retrouvais face à des enfants qui ressemblaient étrangement à ceux que j’avais l’habitude de voir. Pas de camisole ou de murs capitonnés. Après avoir était rapidement présenté comme « le maître qui remplace le maître », je partais avec deux élèves faire ma première heure de cours. Dans une petite salle aux murs blancs ponctués des inévitables affiches « école des loisirs » je me retrouvais à faire des séances d’écriture et de phonologie des plus classiques. Les heures s’enchaînèrent dans une normalité presque inquiétante. J’adaptais mon enseignement au niveau des élèves mais sans avoir à regarder des tutos accélérés de self-defense ou de krav maga pendant les pauses.

– On appelle ça la lune de miel.

Pause clope avec les collègues et les éducs des autres groupes. Les élèves étaient partis en taxis finir leurs journées dans leurs familles ou dans d’autres structures. Devant le portail les autres instits débriefaient bruyamment leurs journées. A mon grand étonnement personne n’avait de tatouage « I.T.E.P ad vitam ».

– C’est normal que t’ais passé une bonne journée. Le premier jour ça se passe toujours bien. En plus les vraiment costauds étaient pas là. Ils t’ont juste jaugé aujourd’hui. T’as été observé, reniflé. Demain ils vont te tester, voir tes limites, voir si t’es digne de confiance.

Le lendemain, la lune de miel se terminait.

Dès la première heure un chocolat chaud avait fini par terre, inondant une ville en lego. L’architecte de la ville par vengeance avait déchiré des coloriages. La salle commune avait résonné de cris jusqu’à ce que les enfants soit répartis dans leurs ateliers. Dans ma classe la colère et la tristesse avaient fini par sortir. Les vécus avaient déchiré les costumes d’enfants trop petits. La rage avait rebondi sur les murs. On tirait à malheur réel sur tout ce qui se trouvait autour. L’objectif était de faire du dégât, que l’extérieur ressemble à son intérieur. Si on pouvait toucher les camarades de galère c’était encore mieux. Peut être que te faire du mal ça va me faire du bien et que je vais pas rester tout seul dans ma merde. Je vais t’obliger à barboter avec moi. Les livres volèrent, les chaises tremblèrent, les feutres dirent adieux à leurs pots. On crie, on court, on s’échappe sans savoir vers où. Ma séance de lecture me paraissait maintenant tellement futile face à tout ce chagrin et ce mal être.

Et La Question fut posée.

Toi le nouveau tu vas faire quoi ?

Maintenant que tu as vu. Tu vas toujours vouloir m’apprendre des trucs avec ta voix douce hein ? Et là, tu sais, je suis même pas au max, alors tu vas gueuler aussi ? T’as de la violence sous le coude ?

Qu’est-ce que j’allais faire, c’était une bonne question ! J’avais beau fouiller dans ma mémoire, feuilletter ma bibliothèque intérieure pour trouver la marche à suivre, au rayon  » élève en fuite » à la section  » vous traite d’enculé de prof de merde » je ne trouvais rien dans mes souvenirs de cours. Pas vraiment de TD à l’ESPE sur les menaces de mort. Je ne pouvais plus me reposer sur que ce que je savais faire. J’avais un petit maître Yoda dans la tête qui me disait  » Tu dois désapprendre tout ce que tu as appris ».

Ma posture d’enseignant, mon armure perso, se craquelait.

Je jouais à la roulette russe du comportement. Je tirais la consigne en espérant que ça me pète pas au visage. J’avais l’impression que la même phrase pouvait avoir deux effets opposés sur le même enfant selon le moment de la journée, l’humeur ou la météo. La théorie du chaos qui rencontre la didactique. J’avais plusieurs fois poursuivi des élèves en fuite dans les couloirs pour avoir demander de sortir un cahier.

A la pause clope du soir on rigolait un peu moins. Une des collègues avait une lèvre fendue, dommage collatéral d’une bagarre. Je me sentais vidé. Je racontais mes aventures de la journée avec l’impression d’avoir vécu trois vie depuis le matin 8 heure.

– Arnaud s’est mis à fouiller mon sac. Le sac que j’avais sur le dos. Quand je lui ai demandé ce qu’il foutait il m’a répondu  » Je fouille ton sac, tu vas faire quoi ? »

Encore cette question qui revenait. Je m’étais sentie ridicule, tout petit dans mon habit de prof. La furieuse envie de réagir sans mon filtre d’enseignant, juste comme quelqu’un qui se fait voler ses affaire en direct m’avait sérieusement titillé. Je m’en voulais de trouver mon déguisement de prof trop étroit pour ces situations.

Eclats de rire des collègues devant ma tête halluciné, pas une once de surprise.

-Arnaud il est un peu clepto.

– Mais pas méchant.

– Sympa même !

– Il pique juste des trucs.

– Des fois il les rend en plus !

– Il s’est trouvé un stage.

– Non, ils l’ont viré.

– Ah ouais, pourquoi ?

– Il a un peu deconné en piquant le porte-feuille de son patron.

Les éclats de rire reprirent et je finis par me marrer aussi.

La journée se termina et trois semaines passèrent. Je trouvais mes marques. J’avais fini par prendre le parti de jouer au chimiste chaque jour. Tester des mélanges pour trouver l’équilibre. Une bonne base de bienveillance, un peu de grosse voix et trois grammes de lecture.

Explosion.

Elève en furie.

Sueur et contention.

Pas grave. On recommence l’après-midi. On baisse la lecture, on remplace par la musique et en augmente l’autorité, on voit ce que ça donne. J’avais fini par repérer les points de rupture de certains et mis en place des soupapes pour évacuer les tensions de chacun.

Et mon remplacement se termina. Je dû repartir là où les élèves ne quittent pas les classes en hurlant et où une journée passe sans que personne ne soit plaqué au sol. Entre les murs calmes de mon école de rattachement, en attendant que l’on m’appelle pour ailleurs, je me sentais frustré. J’avais entrevu la finesse, la patience et l’abnégation dont les collègues et les éducs devaient faire preuve chaque jour. Je voulais plus qu’un aperçu, je voulais retourner dans ce bourbier pédagogique où il faut trouver mille solutions pour vider la boue du vécu des élèves et trouver un enfant sous la colère et la misère.

Peut-être qu’un jour je m’allumerai une pipe en salle des maîtres , peut-être même que d’ici là je ne lirais plus les programmes et qu’une belle barbe aura poussé sur mes joues. J’en rajouterai bien sûr un peu sur mon passage à l’itep, y aura plus de bagarre et moins de didactique dans l’histoire mais j’espère que je conseillerai aux gamins comme moi d’y mettre un pied voir les deux.

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L’enfant galet

Y a pas de lumière dans les yeux de Mathis.

C’est un regard qui ne se pose sur rien. Ou sur un truc loin, au-delà des murs de la classe.

Les yeux, chez lui, ne sont même pas le miroir de l’âme. Ils sont ternes, usés, sans reflet. Ses six années d’existence ont été assez dures pour polir son intérieur, gommer les aspérités de l’enfance. Ce gamin c’est un petit bout de verre tourné et retourné par les vagues des tempêtes familiales. On a cassé les bouts de lui-même qui dépassaient.

C’est un enfant érodé.

Il dit oui quand je lui rappelle les règles de la classe et trouve autre chose à faire. Il coche une à une les cases de la longue liste des conneries à réaliser dans la classe. Comme s’il effectuait un travail de recherche consciencieux. C’est même pas pour se marrer. Juste pour voir s’il se passe quelque chose, voir si il peut encore avoir un effet sur le monde qui l’entoure. J’ai l’impression quand il construit une tour en lego c’est pour mieux pouvoir se jeter d’en haut. Peut-être que son vide intérieur fait appel d’air.

Avec lui des fois j’ai tenu bon en puisant dans le sac de la patience infinie.

Des fois j’ai lâché.

J’ai un peu gueulé aussi quand le sac était vide.

Et je l’ai laissé de côté parfois. Ce double vide oculaire me renvoyais mon échec chaque matin.

– Donc tu baisses les bras, tu le laisses là se démerder ce gamin ?

– Ben ouais.

– T’as pas honte ?

– Ben si.

J’avais fait des dossiers avec pleins d’acronymes sérieux. Remué un peu le caca social. Ça ne sentait pas bon. On s’était concerté entre collègues spécialisés et entre collègues pas spécialisés. On avait parlé avec la psy et contacté des structures aux noms de lettres. J’avais appelé les potes profs.

Les jours s’en foutaient et passaient.

Les yeux de Mathis ne s’allumaient pas.

Heureusement le quotidien à la grande qualité de l’être. J’avais fini par placer Mathis devant le tableau, près de moi pour (forcément) toujours avoir un œil dessus. Chaque matin quand j’enfilais mes bottes de sept fois sept lieux d’instit j’avais une vue plongeante sur son cahier, sa trousse et sa vie d’élève. A force d’un peu lâcher, d’un peu tenir, il a fini par se passer de grandes petites choses.   C’est l’habitude, le refaire et le redire qui ont fini par fonctionner un peu. La date est apparue sur son cahier. Les mots de dictée se sont trouvés une place sur les lignes. Un peu dans la marge, un peu de travers, un peu partout. Les exercices étaient commencés, à moitié écrit, mais là quand même. On a commencé par se faire un peu confiance, pas trop, juste ce qu’il faut.

Et la voix de Mathis s’est rajoutée dans la chorale des échanges collectifs. Même si c’était des réponses murmurées, juste pour moi, comme si on était deux et pas vingt-sept, il était avec nous. J’ai enfin pu capter un regard, un vrai. Il m’a laissé entrevoir que ça tournait sec dans sa tête, que derrière ses miroirs sans teint il se passait pleins de choses.

Et puis…

Et puis plus rien.

Le dehors a happé Mathis. Après des explications bancales, on l’a amené ailleurs. J’espère dans une autre classe.  Le bureau devant moi est resté un moment inoccupé puis a fini dans une autre salle. Celui qui m’avait préoccupé pendant des semaines est reparti se faire secouer par la vie des adultes. Les quelques facettes de Mathis que les élèves et moi avions mis des semaines à découvrir allaient être encore une fois polies. Le quotidien et la patience, ils sont pas bien costauds face à l’aléatoire social.

Les adultes, ils te transforment un Mathis en galets en quelques jours.   

Un court lundi matin de maternelle.

Des hurlements.

Le bruit se répercute dans les couloirs.

On se roule par terre. Bras et jambes agrippent ce qui peut l’être.

Les cris, les pleurs commencent à se propager comme une épidémie.

La panique monte dans la pièce.

Des regards d’incompréhension sont échangés.

On se tourne vers le responsable.  

Moi.

Qu’est-ce que tu vas faire de ce bout d’être humain haut de trois ans qui ne veut pas être ici hein ? Les autres élèves se demandent s’ils ne vont pas rejoindre le soliste pour monter un groupe de pleurs. J’ai essayé la voix douce, la voix ferme, la distraction et même le coup du doudou, rien n’y fait. Les parents passent leurs têtes dans ma classe pour voir quelle torture j’utilise sur cet enfant. Des regards entendus sont échangés.

Pas un peu jeune celui-là ?

Un homme en petite section, c’est pas courant.

C’est le fils de la maîtresse ?

Un soupçon de jugement et aussi un peu de soulagement de ne pas être le maître qui va y rester toute la journée dans cette classe.

Et puis mon chanteur de vocalise se calme et va jouer avec les voitures comme si de rien n’était.

Un accueil en petite section.  Cette espèce de sas de décompression, entre le cocon de la navette parentale et l’inconnu intersidéral d’une journée de classe. Pour certain la planète école est à des années lumières de l’univers de la maison. Ces vingt minutes permettent de reconnaître le terrain, repérer les points de repli stratégiques et apprendre la langue locale.  

Comment te décrire ça. C’est un condensé de ce que la maternelle à offrir, un jus d’apprentissage brut.  Au début je n’y comprenais rien. Je me sentais inutile, je savais jamais où poser mes fesses pédagogiques. Je trimbalais mon cahier d’appel, je vérifiais dix fois la préparation de mes ateliers, je brassais du vent.

Ma formatrice m’avait dit « Observe. C’est un moment hyper hyper important pour comprendre tes élèves, prend des notes, travail sur le langage. Prépare ton accueil à l’avance ».

J’avais préparé. J’avais observé. Je n’avais vu que des enfants jouer et mettre un joyeux bordel dans la classe. Dans un coin Reda pleure parce qu’il veut sa maman, à côté de Philipe qui fait le bruitage des voitures, un doudou a été perdu et des parents demandent à l’Atsem pourquoi ils n’ont réceptionné qu’une chaussette sur deux hier soir, sur les genoux de l’Atsem Julia pleure parce qu’elle va à la cantine ce midi, peut-être, non, oui, elle sait plus. J’avais essayé de taper l’incruste dans leurs jeux. Estelle m’avait précisé « Tu peux pas comprendre » quand je lui avais demandé pourquoi elle mettait la poupée dans la machine à laver factice. Killyane  avait rajouté un « chaussure » que j’avais interprété comme un « Mêle-toi de ton cul ». Mon carnet de note restait vide d’information pertinente et je me sentais soulagé quand venait l’heure de sonner le tocsin du regroupement.

J’avais jeté un coup d’œil dans la classe de la collègue d’à côté. Comme chez moi c’était le bordel, un film de Kusturica où les poules sont remplacées par les lapins de la classe. Contrairement à mes ouailles en roue libres ses élèves avaient une direction, un cap et une capitaine. Elle avait dû prendre l’option don d’ubiquité  à l’IUFM. Un petit mot pour inviter Timéo à faire une tour un peu plus grande, une feuille et un crayon sortis en un éclair pour que Julie, qui en a vraiment envie, écrive son prénom, une demande rapide d’explication sur le nouveau rangement des voitures du garage (les longues bleues d’un côté, les courtes rouges de l’autre), une discussion animée sur la disposition des bancs de classe et une main tenant un café.

Ces vingt minutes en maternelle sont comme un plan séquence dans un film. La caméra avance sans coupe de plan, chaque acteur joue son rôle pour une scène avec autant de variation que de matins dans la semaine. J’étais un spectateur qui ne comprenait pas ce qu’on lui montrait. L’ensemble était trop bordélique pour réussir à saisir les différents mini-instants magiques d’apprentissage. Qu’est-ce que j’allais faire de tout ça moi.

Et puis je me suis assis à la coiffeuse.  

J’ai pas dit grand-chose. J’ai essayé de devenir invisible. Après quelques minutes de flottement, de petites mains, presque expertes, m’ont attaché des barrettes, orné de colliers de perles. On m’a servi un thé à la patate en plastique. J’ai repris du rab avec plaisir. Et c’était là, sous mes yeux. Les assiettes de la dinette avaient été comptées (sans les doigts), les perles soigneusement choisies par couleur et par forme. On avait demandé mais personne ne savait comme s’appelait le truc à trois dents à côté des couteaux. Je me suis dit que j’avais ma prochaine séance de vocabulaire. On a papoté, chacun avec ses mots, sans s’arrêter sur les phrases que personne ne comprenait. Je les voyais réinvestir sans moi ce que j’essayais de leur apprendre au quotidien. C’était joli.

Je vis leurs pupilles devenir de petits engrenages magiques. Tourner dans un sens puis dans l’autre. C’est l’étincelle de la comprenette qui faisait briller leurs mirettes. Voir ce petit apprenant devenir celui qui comprend, qui te réinvente le feu, la roue, et la machine à vapeur entre ses petites oreilles. Il faudrait pouvoir être un fantôme en blouse, un ectoplasme de pédagogie pour que ces moments soient légions. Il faudrait que la voix reste un murmure qui guide et qui ne monte jamais vers le cri qui bride. Il faudrait pouvoir laisser l’innocence apprendre tranquillement, les neurones en éventail. Être bien et veiller, être un phare plus grand qu’Alexandrie et plus discret que l’Atlantide. Que toute la scolarité ressemble plus à un long accueil de maternelle.

Concours de la micronouvelle Radio France 2018

J’en avais pris pour un an de plus.

Pas de remise de peine.

Le profil pas assez bas, la face trop haute. Une année où j’allais encore être trop moi-même entre ces murs. La matonne nous a dit de nous assoir. Encore cette passion pour la position assise. Moi j’ai la fesse voyageuse, sans chaise d’attache.

Je la connais, dans deux minutes elle va me demander : « Ils chantent comment le v avec le a Théo ? ». Ils se taisent. Le v, le a et les autres. Même pas elles sifflotent les lettres pour moi. Les livres sont muets entre mes doigts.

J’avais bien essayé de me faire oublier. Le doigt qui glisse sur les lignes, les lèvres qui bougent en silence, l’art de faire semblant.

Elle m’avait percé à jour.

Elle m’a filé un bureau sans chaise, incliné, bancal comme moi. Oubliant les autres, accroupie,  plus petite que moi, elle m’a appris.  Et d’un coup, syllabe, son et lumières !  Les che, les me ont pris sens. Le point sur le flou des lettres. Je suis devenu lecteur comme on s’évade. J’ai lu le mot, la phrase sa grande sœur et le taulier, le texte. Un nouveau monde.