Les bambous dansent avec le vent.
Autour du château, chaque feuille poursuit sa propre chorégraphie égoïste.
Et la guerrière avance.
Elle est enfin prête.
Un masque félin, grimaçant, cache la partie inférieure de son visage. Les sifflements soudain soulèvent les pans de son manteau dévoilant, à sa ceinture, ses deux armes croisées.
La voilà au milieu des légions de feuilles fer de lance. Elle est calme. Souple comme les troncs verts. Elle se trouve enfin aux portes des fortifications. D’aussi loin que sa mémoire remonte, ce toit courbé a toujours abrité le même seigneur. Vil, injuste, sans honneur. Les saisons ont passé sans qu’aucun être de valeur ne se dresse contre ce règne. Il va lui falloir franchir l’entrée, défaire la garde rapprochée sur les marches qui mènent au sommet pour enfin mettre fin à l’emprise de ce monstre. Mais le temps lui manque. Elle n’a que trente petites minutes pour faire une différence. Les dernières trente minutes de son plan.
La guerrière s’est longuement préparée à cet instant. Durant plusieurs saisons elle a poursuivi son but. Ne déviant jamais de son chemin, droit, juste. Jamais elle n’a porté le premier coup. Jamais elle n’a appelé à l’aide. Elle parle longuement et pare les attaques patiemment pour convaincre. Trop souvent, il faut que ses adversaires soit à genoux, leur honneur près de leurs ventres, dans leurs mains tremblantes pour qu’ils comprennent. Ils ne s’avouent vaincus que quand il est trop tard pour se rendre.
C’est qu’elle ne veut pas simplement mettre à genoux le seigneur de ces murs mais en finir avec le règne sans partage de ses vassaux. Il a d’abord fallu s’occuper de chaque général sans alerter le pouvoir en place. Patiemment, dans l’ombre de l’hiver, elle a vaincu, combat après combat. Chaque victoire a construit sa légende, rajouté des plates à son armures. Des plaines froides et désertiques du nord aux somptueux escaliers marbrés du sud, la rumeur s’est rependue. Un jour peut être chacun pourrait parcourir ces terres oubliées à sa guise.
Elle avance d’un pas de plus.
Celui de trop.
Le chant du bambou laisse place au fracas des pas sur le parquet. Le château s’arme, se prépare, elle ne peut reculer.
Elle pose ses mains de panthère arc-en-ciel sur ses armes. Elle a les doigts couverts des pensées qui n’ont pas trouvé sa feuille pendant la classe . C’est que souvent, l’espace est immense entre ses idées et leur immaculée piste d’atterrissage. Ici, ses phalanges trouvent vite leur but. Comme poussée par le souffle froid, elle sort ses deux bouts de bois d’un geste et se dresse. Le château et son toboggan, le bac à sable et ses balançoires, les toilettes et leurs lavabos vont changer de maître pendant cette récréation. Pas une autre. Elle l’a dit aux copains, son honneur est en jeu.
Trois sbires, que la morve défigure, ont dégouliné de la structure. Ils n’abandonneraient pas leur précieux fort pour aller se moucher. Ils sont armés de gouttières en plastique, décrochées patiemment aux murs de leur école vétuste. Ils portent tous de solides doudounes matelassées.
Les pieds alertes, elle attend.
Elle ne frappera pas la première. Ils n’attendent que ça pour hurler à la maîtresse la violence de Constance, l’étrange nouvelle à l’enfance inconstante.
Elle est maintenant encerclée.
Le trio hésite. Ils ne peuvent permettre qu’une petite piétine leur territoire. Pourtant la lueur dans son regard leurs donnerait presque envie de reculer.
Elle ne bouge pas, attentive à leurs frémissements.
Ils sont quatre, figés.
Et les feuilles qui n’en finissent plus de danser.
Et le vent.
Le froid.
Ce toboggan.
Les gouttes de rosées tenaces qui coulent de leur côté.
Le premier coup est porté par Adam, enfant sans âme, impatient. Elle pare facilement. Les deux autres gouttières s’abattent. Le plastique vibre contre le bois. Les baskets crissent sur l’asphalte. La guerrière devient bambou, souffle et eau. Elle esquive, glisse et touche les doigts qui dépassent des manteaux. Les armes tombent, les enfants pleurent. La douleur sur les doigts froids et trempés est vive mais ils n’oseront pas le dire. Ils sont vaincus.
Enfin.
Sa semelle foule les marches du château. Malgré les éraflures sur son visage que la bise vivifie, elle continue. La récréation est bientôt terminée. Les trente minutes presque dépassées. Elle espère que les maîtresses ont des choses à se dire aujourd’hui. Elle avance dans la première partie de la structure. Séparée du donjon par un infranchissable pont de bois. Les murs et les poutres sont envahies de branches. La municipalité laisse la nature s’exprimer. Éole conscient de l’enjeu s’est tu. Il laisse la guerrière entendre. Le pont grince sous ses pas. Elle écoute le bruissement de la lame, le glissement des pieds. Le métal du toboggan brille comme un soleil au loin. Poser ne serait-ce qu’une demi fesse sur la surface froide relèverait déjà de l’exploit. Elle prend de la vitesse. Progressant, malgré la lassitude, elle avance en transe vers la glissière lumière.
Mais une éclipse se produit.
Une masse cache soudain le feu métallisé.
Constance s’arrête.
Le voilà. Il transforme son rêve en maigre croissant lointain. Kiryan. Seigneur des lieux. Ombre de la cour de récréation. Ses doigts tiennent fermement une gouttière renforcée. Le manche est fait de manteaux déchirés, la lame est sculptée dans des bouts de vélos perdus. Son corps entier est enfermé dans une combinaison blanche. Le haut de son visage disparaît sous des plumes de paon.
Le chat et l’oiseau.
Les masques, de carton et de fils, viennent de leurs classes. Les mains enfantines qui n’ont que faire des lignes du réel ont fait des animaux aux visages hideux, hurlants. Une bouche et un bec tordu se font face. Sous la colle et la peinture, les regards sont durs. Le seigneur du château sait qu’un seul coup porté détruira son adversaire. Il suffit d’attendre et de frapper.
La guerrière n’aura qu’une chance de reprendre avec honneur le droit de glisser à chaque récré. Cet enjeu soudain trop grand pour elle lui vrille le courage. La peur l’habille tel un manteau, l’empêche de bouger. Elle sent soudain le froid, elle ressent les manches trop grandes de son anorak trempé. Elle veut partir, fuir. Loin de ce grand qui n’hésitera pas à la frapper. Loin de ce jeu de bois futil qui ne sert qu’à descendre pour remonter. Elle peut repartir par l’escalier. Elle pourra peut être avoir le temps de jouer à chat.
La cloche retentit.
Les minutes ont filé.
Il ne reste que le temps que le hasard lui laissera.
Elle chasse la peur comme un insecte insistant. Aucun gong ne le sauvera.
Elle bondit. Ses battons claquent sur les murs de la structure. Kiryan se tient prêt à frapper. Plus elle se rapproche plus la meurtrière gouttière se lève. Immense aiguille qui au zénith sonnera le glas. Lancée comme un tigre elle arrive au donjon. L’arme fond sur elle. Ses bouts de bois ne résisteront pas à l’impact. Elle pivote. Dos à l’arme qui s’abat, elle s’agenouille. Elle pose les paumes à plat sur le sol. La gouttière fait vibrer le monde. Au loin on croit à une deuxième sonnerie.
Ils forment maintenant un parfait tangram.
La ligne oblique du katana de Kyryan a rencontré le bois. Constance remplit l’espace entre la lame et le sol. Elle est devenue triangle pour éviter la courbe trajectoire de l’arme. De chaque côté des bras du félon les battons frappent et atteignent la tête.
Il s’effondre.
Le masque paon tombe laissant des plumes en suspens. Son fier menton tremble et tente de retenir ses larmes. Constance se relève. Malgré son souffle court, elle expose d’une voix calme :
– Y’a un tableau pour les tours de toboggan. Vous, les CM1 c’est le mardi et nous les CE1 c’est le vendredi. La prochaine fois que tu fais pas comme le tableau, je le dis et tu vas être puni.
L’envie est forte pour lui de courir, de rapporter, mais il faudrait avouer. Et les preuves sont là, les témoins de ses exactions légions.
– J’ai gagné. Et tu voulais me taper.
Il essaie de se relever. Une pointe boisée menaçante se glisse sous son nez.
– T’as fait mal aux copains. Même au bac à sable on peut plus y aller.
Malgré sa défaite le feu de la colère brûle dans les yeux du seigneur. Si fort que ses larmes pourraient devenir vapeur.
– Et si je fais rien tu vas continuer. Tu vas revenir avec la grande Audrey et tu vas taper encore.
La guerrière sort de sa poche sa dernière arme. Un marqueur indélébile, rouge sang.
– J’ai dit aux grands que si tu perdais, tu ferais le trait rouge tout seul. Parce que tu sais que t’as perdu et que t’es un CM1 et que t’as pas les chocottes. Alors si tu redescends tout blanc tu vas passer pour un gros naze pour toujours.
Elle pose le marqueur dans sa main et referme doucement ses doigts.
– Tu fais un trait rouge sur ton ventre et jamais toi et tes copains vous revenez au toboggan quand c’est pas votre tour.
Quand elle s’assoit sur la glissière, le métal est tiède. Le soleil fier a réchauffé son dû. Elle entend nettement le capuchon du feutre tomber. Elle espère que l’honneur guidera la mine enduite d’encre vers la combinaison immaculée. Elle ne vérifie pas. Sans un regard pour la silhouette agenouillée derrière, pour la première fois cette année, elle glisse sur le toboggan.
