L’enfant galet

Y a pas de lumière dans les yeux de Mathis.

C’est un regard qui ne se pose sur rien. Ou sur un truc loin, au-delà des murs de la classe.

Les yeux, chez lui, ne sont même pas le miroir de l’âme. Ils sont ternes, usés, sans reflet. Ses six années d’existence ont été assez dures pour polir son intérieur, gommer les aspérités de l’enfance. Ce gamin c’est un petit bout de verre tourné et retourné par les vagues des tempêtes familiales. On a cassé les bouts de lui-même qui dépassaient.

C’est un enfant érodé.

Il dit oui quand je lui rappelle les règles de la classe et trouve autre chose à faire. Il coche une à une les cases de la longue liste des conneries à réaliser dans la classe. Comme s’il effectuait un travail de recherche consciencieux. C’est même pas pour se marrer. Juste pour voir s’il se passe quelque chose, voir si il peut encore avoir un effet sur le monde qui l’entoure. J’ai l’impression quand il construit une tour en lego c’est pour mieux pouvoir se jeter d’en haut. Peut-être que son vide intérieur fait appel d’air.

Avec lui des fois j’ai tenu bon en puisant dans le sac de la patience infinie.

Des fois j’ai lâché.

J’ai un peu gueulé aussi quand le sac était vide.

Et je l’ai laissé de côté parfois. Ce double vide oculaire me renvoyais mon échec chaque matin.

– Donc tu baisses les bras, tu le laisses là se démerder ce gamin ?

– Ben ouais.

– T’as pas honte ?

– Ben si.

J’avais fait des dossiers avec pleins d’acronymes sérieux. Remué un peu le caca social. Ça ne sentait pas bon. On s’était concerté entre collègues spécialisés et entre collègues pas spécialisés. On avait parlé avec la psy et contacté des structures aux noms de lettres. J’avais appelé les potes profs.

Les jours s’en foutaient et passaient.

Les yeux de Mathis ne s’allumaient pas.

Heureusement le quotidien à la grande qualité de l’être. J’avais fini par placer Mathis devant le tableau, près de moi pour (forcément) toujours avoir un œil dessus. Chaque matin quand j’enfilais mes bottes de sept fois sept lieux d’instit j’avais une vue plongeante sur son cahier, sa trousse et sa vie d’élève. A force d’un peu lâcher, d’un peu tenir, il a fini par se passer de grandes petites choses.   C’est l’habitude, le refaire et le redire qui ont fini par fonctionner un peu. La date est apparue sur son cahier. Les mots de dictée se sont trouvés une place sur les lignes. Un peu dans la marge, un peu de travers, un peu partout. Les exercices étaient commencés, à moitié écrit, mais là quand même. On a commencé par se faire un peu confiance, pas trop, juste ce qu’il faut.

Et la voix de Mathis s’est rajoutée dans la chorale des échanges collectifs. Même si c’était des réponses murmurées, juste pour moi, comme si on était deux et pas vingt-sept, il était avec nous. J’ai enfin pu capter un regard, un vrai. Il m’a laissé entrevoir que ça tournait sec dans sa tête, que derrière ses miroirs sans teint il se passait pleins de choses.

Et puis…

Et puis plus rien.

Le dehors a happé Mathis. Après des explications bancales, on l’a amené ailleurs. J’espère dans une autre classe.  Le bureau devant moi est resté un moment inoccupé puis a fini dans une autre salle. Celui qui m’avait préoccupé pendant des semaines est reparti se faire secouer par la vie des adultes. Les quelques facettes de Mathis que les élèves et moi avions mis des semaines à découvrir allaient être encore une fois polies. Le quotidien et la patience, ils sont pas bien costauds face à l’aléatoire social.

Les adultes, ils te transforment un Mathis en galets en quelques jours.   

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